La mousse du temps et le sort des plus faibles

Publié le 14 octobre 2010 par Alainlecomte

Si, objectivement, le temps " n'existe pas " (on veut dire par là qu'il n'est pas de variable " t " indépendante, intervenant comme telle dans les équations de la physique) alors d'où vient que nous ayons une si forte sensation que le temps s'écoule en nous ? car on ne va tout de même pas nier que nous attrapons des cheveux blancs.
D'abord, que le temps n'existe pas de manière indépendante ne signifie pas qu'il n'y ait pas de transformations physiques. Simplement, au lieu de rapporter ces évolutions à la variable " t " (par exemple le nombre de battements de mon cœur est une fonction de t, le nombre d'oscillations du pendule est une fonction de t), on comparera plutôt entre elles ces évolutions (combien d'oscillations de pendules entre deux battements de mon cœur ?). Maintenant, de la même façon que les " réseaux de spin " peuvent être vus comme " l'espace " (mais plus dans le sens newtonien), on peut regarder l'espace-temps d'Einstein comme un empilement de fines tranches (infiniment fines) consistant chacune en un réseau de spin. On peut alors voir comment un tel réseau se déforme. Les physiciens, qui sont riches en imagination pour trouver des termes choisis, appellent ça des " mousses de spin " (parce qu'il paraît que ça ressemble à une mousse congelée qu'on débiterait en fines tranches). Vue de loin, on peut très bien imaginer que tous les états des transformations soient donnés à la fois, dans une même mousse. Si nous vivions à l'échelle des quantas, nous ne verrions peut-être pas le temps s'écouler. Autre pensée audacieuse de Carlo Rovelli : c'est justement parce que nous ne vivons pas à cette échelle, et que nous sommes complètement inaptes à saisir tous les détails qui existent à ce niveau microscopique, que nous sentons l'ivresse du temps... [ Cela me rappelle mes études d'autrefois en statistique mathématique, on apprenait que nous n'avions de connaissances du monde que par des échantillons, et que si, sachant avec certitude la loi de probabilité d'une variable, on pouvait avec autant de certitude calculer la probabilité d'un échantillon donné, en revanche, le chemin inverse est beaucoup plus difficile, connaissant l'échantillon, revenir à la loi de probabilité de la variable qu'il échantillonne... c'est tout l'art de la statistique bien sûr, mais on sent qu'il y a là une notion d'irréversibilité, et qu'elle est intrinsèquement liée à notre imparfaite connaissance du monde, et cette irréversibilité est liée à la loi de l'entropie, laquelle à son tour, est liée tout bonnement au temps. Est-ce à dire que si nous n'étions pas là, à observer le monde, il n'y aurait vraiment pas de temps ? Je laisse au lecteur le soin de conclure.]


The Weaire-Phelan Structure (applicable aux mousses de spin)
adoptée pour le " water cube ", centre aquatique pour les JO de 2008

Ma tentative de recension de l'ouvrage passionnant de Carlo Rovelli ne serait pas complète sans l'évocation des pages où il se livre avec une grande franchise sur des sujets qui entourent la science, comme à propos de l a démocratie dans la science, qui ne réside pas bien sûr dans le fait que l'on " voterait " (il ferait beau voir que l'on votât pour décider de la vérité ou de la fausseté d'une théorie !), mais dans celui, bien plus profond, selon lequel rien n'est accepté sans que cela n'ait été abondamment discuté, sans que toutes les objections n'aient pu être faites librement et sans que les réponses n'aient été trouvées consciencieusement à chacune.
Rovelli a du accepter un poste aux Etats-Unis pendant une dizaine d'années (sans quoi il n'aurait jamais pu mener ses recherches), mais il est revenu en Europe. Il est aujourd'hui à Marseille, et, après avoir fait l'éloge de ce que l'Amérique permet aux jeunes chercheurs (notamment en faisant confiance aux jeunes, uniquement sur la base de leurs qualités d'intelligence et d'enthousiasme, indépendamment de " qui " ils sont, de " l'Ecole " d'où ils sortent etc.) il dit ceci :

Il n'empêche que pour un Européen, vivre aux Etats-Unis est difficile [...] De trop nombreux aspects de la culture américaine sont intolérables : l'extrême violence urbaine, les tensions raciales, la peine de mort, l'absence d'assistance médicale et de sécurité sociale pour tous, l'abandon des plus faibles et des plus pauvres à leur sort, l'arrogance de l'argent et du pouvoir. L'idée même de justice sociale est presque opposée à celle que nous connaissons en Europe. Aux Etats-Unis, la justice sociale signifie que chacun, s'il a des capacités, peut arriver au sommet indépendamment de ses origines. En Europe, au contraire, la justice sociale suppose la défense des faibles, donc en particulier de ceux qui n'ont pas de capacités particulières.

En refermant ce livre, je m'aperçois qu'il a été écrit en 2006.... un an avant l'avènement de qui vous savez. Puisse ce jugement sur la société européenne rester valable encore quelques années....


Carlo Rovelli, dans son bureau, à Marseille

photo du "water cube " extraite de :
The n-Category Café
(a group blog on maths, physics and philosophy)
posted by John Baez (célèbre physicien spécialiste de la gravitation quantique... rien à voir avec Joan!)

À propos de alainlecomte

<h3>Vous en une ligne</h3><p> Universitaire vivant à Grenoble mais travaillant à Paris, je m'intéresse particulièrement au langage et à son fonctionnement. Je m'intéresse également aux questions philosophiques, à l'art et à la littérature. J'aime le voyage, la montagne, l'Inde, le Jura suisse, Kenzaburo Ôé, Robert Walser, les vaches, particulièrement celles de la race d'Hérens, Filippo Lippi, Peter Handke, Marguerite Duras, Pippiloti Rist, mes collègues de l'Université Paris 8, les vallées du Ladakh, les glaces Gonzales qui sont en vente rue Servan à Grenoble etc. etc..</p>

Cette entrée a été publiée dans Politique, Science. Vous pouvez la mettre en favoris avec ce permalien. |