Tous les fans d'Evangelion connaissent et chérissent la chanson intitulée "Komm, süsser Tod" qui accompagne la scène mythique de The End of Evangelion, lors de l'accomplissement du plan de complémentarité de l'homme (pour ceux qui ne connaissent pas, je n'ai pas envie de spolier, et je ne posterai pas non plus le lien vidéo ici, il est facile à trouver). Ce qui est peut-être moins connu, c'est sa généalogie, ou plutôt la façon dont elle est construite, à partir de ses influences (plus ou moins explicites).
D'abord, décrivons la chanson. Elle dure 7mn 40 environ, la tonalité est majeure, la mélodie est chantée en anglais par une interprète féminine, accompagnée par une "basse continue" (cf. explication du terme plus bas) au piano, avec orgue et orchestre (notamment des cordes) ; vers la fin, un même motif se répète ad libitum, chanté par des choeurs, toujours dans la même tonalité majeure. Musicalement, c'est positif, serein, apaisé, calme.
Le contraste est saisissant avec les paroles, pleines de regrets, de souffrance et de tristesse, des paroles qui évoquent le suicide, l'abandon, l'appel de la mort. Elles font directement écho à ce qui se passe à l'écran, d'abord sur le plan individuel (Shinji), puis à l'échelle de l'humanité toute entière, cf. le choeur final qui répète le même thème ad libitum sur fond de crescendo de cordes.
Puis, analysons.
Le titre, Komm, susser Tod, fait explicitement référence à l'air du même nom, composé par Jean-Sébastien Bach, dont plusieurs musiques ont été déjà reprises dans des épisodes de Neon Genesis Evangelion (voir par exemple ce billet), mais aussi lors de la scène du combat d'Asuka et des anges dans the End of Evangelion.
Komm süsser Tod, komm selge Ruh (Viens douce mort, viens, repos béni) est un air pour voix et basse continue (la basse continue est le terme qui désigne l'accompagnement instrumental : en général, un orgue d'église - on la nomme ainsi car elle joue les notes basses, de façon continue et sans ornementation). Il est extrait d'un recueil publié en 1736, où Bach (1685-1750) exprime sa foi en Dieu et en la vie après la mort.
Mais ce n'est pas la mélodie de Bach qui est ici reprise. Ce sont les paroles, ou du moins, leur thème : l'acceptation de la mort. Attention : la comparaison est sujette à caution : car dans l'air de Bach, la mort est une bénédiction au sens chrétien du terme, un accomplissement. Tandis que dans Evangelion, c'est un aveu d'échec, une forme de suicide (le suicide est condamné par la religion chrétienne).
Il y a même une profonde contradiction : dans Evangelion, le monde est objet de regret, puisqu'il est le lieu de la vie, de l'amour et de l'amitié perdues; tandis que chez Bach, seule la mort (le ciel, donc le paradis) est le lieu du véritable amour. Le monde est une "chambre de tortures", rappelons que cela fut composé au début du 18ème siècle, à une époque assez troublée (guerres, famines, etc...). Le texte d'Evangelion est une traduction en anglais d'un poème original d'Hideaki Anno, directement en phase avec la série (et le personnage de Shinji).
Extrait du texte de l'air de Bach (traduction Mackie) :
Viens, douce mort, viens, repos béni! Ô monde, chambre de tortures, ah! demeure avec tes lamentations dans ce monde de douleurs, c'est le ciel que je désire, la mort m'y mènera. Viens, repos béni !
A part le titre, et une partie des paroles, la référence à Bach est donc une fausse piste. Musicalement, Komm süsser Tod n'est pas du tout une adaptation de Bach (comme le prouve la vidéo ci-dessous). Il faut donc en rechercher ailleurs les origines, tant pour la mélodie et la tonalité, que pour la structure et le rythme.Voici la version originale de Komm süsser Tod, komm selge Ruh, par le baryton Klaus Mertens, accompagné à l'orgue par Ton Koopman.
La mélodie du Komm süsser Tod d'Evangelion est une transposition directe du Canon en ré majeur de Pachebel, qui est joué par Shinji, Asuka, Rei et Kaworu dans sa version pour quatuor à cordes, dans Death & Rebirth. C'est exactement la même mélodie, le même enchaînement, la même tonalité. C'est logique : cette mélodie, toute simple, est une suite de six accords majeurs sur huit mesures, qui se suivent et se chevauchent en canon, créant une impression de paix et de sérénité.
Le rythme et la structure proviennent d'une source moins attendue, mais pas moins logique : les Beatles. Grand fan des Beatles (et aussi de Bach), cela m'avait frappé dès la première vision de la scène : Komm süsser Tod est calquée sur Hey Jude. Même durée (plus de 7mn), même rythme (rythme de marche lente, marqué par le piano), même structure en deux parties (1° la chanson en soliste avec accompagnement, 2° la reprise par les choeurs ad libitum et en crescendo). C'est particulièrement marquant à la fin, quand les "Tumbling down, tumbling down, tumbling down" se répètent et font écho aux "nana-nana, nana-nana, Hey Jude" des Beatles. Jugez-en vous-mêmes, avec cette vidéo :
(NB : Je ne l'ai pas fait exprès, mais c'est aujourd'hui le 70ème anniversaire de la naissance de John Lennon. Que j'aie tort ou raison à propos de ma comparaison entre Komm süsser Tod et Hey Jude, le revoir en vidéo fait toujours du bien. Ce sera mon petit hommage personnel...)
Avec de tels ingrédients : Bach, Pachelbel, les Beatles, il est certain que cela ne pouvait pas donner une mauvaise chanson. Mais elle ne serait rien sans les images, sidérantes, de The End of Evangelion. Et en fin de compte...c'est bien... une chanson d'Hideaki Anno.
"Tumbling down, tumbling down, tumbling down...."
Pour en savoir plus : lisez mon dossier la musique classique dans Evangelion (sept articles publiés)
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