COMPTONS (ou CONTONS) ENSEMBLE LES CHIFFRES DE LA POLICE
L’habituelle polémique sur la différence entre « les chiffres de la police » et ceux des syndicats me fait encore une fois sourire… c’est le mouvement perpétuel inventé par le pouvoir ! S’il est vrai que les organisateurs des manifestations ont intérêt à gonfler les effectifs, nos gouvernants eux, sont encore plus tentés de tricher. De là à dire qu’ils trichent… je vous laisse juges (bien que les juges n’aiment pas les laisses).
Comment, dans le concret, ça se passe côté police ?
Les fonctionnaires des RG étaient chargés de donner au seul préfet les chiffres relevés sur le terrain de la manière la plus objective possible.
Pour ce faire je choisissais quelques fonctionnaires sérieux et expérimentés qui se plaçaient à certains endroits stratégiques du passage de la manifestation (rétrécissement, pont surplombant et – plus rarement- vue de plusieurs fenêtres permettant de prendre des photos pour une épreuve-panorama). Des chiffres partiels étaient communiqués à la préfecture dès de début du rassemblement puis, dés que possible, le chiffre définitif obtenu par la moyenne des relevés de chaque compteur. Nous nous enquérions aussi pour les transmettre des chiffres donnés par les organisateurs à la presse. Les journalistes nous demandaient les nôtres sur le terrain ; nous leurs donnions les vrais ou pas… selon, en leur précisant toujours que le seul chiffre officiel de la préfecture comptait (« car leur compte est bon »).
La préfecture sollicitée ne tardait pas en effet à donner SON chiffre qu’elle baptisait « chiffre de la police » même si il était très différent du notre… sachant très bien que nous ne pourrions pas protester contre le vilain mensonge. Le préfet d’ailleurs, très souvent, pour ménager sa bonne conscience, révisait le chiffre donné par notre service (seul statutairement missionné pour ce recueil) à partir des chiffres fournis par d’autres « correspondants » comme policiers du commissariat, gendarmes, journalistes, vieux colonels de passage à la préfecture, voire chauffeur de Madame (« qui a vu la manif par la fenêtre, et c’est pas la première qu’il voit de manif !»), tous ces collaborateurs occasionnels du renseignement (de l’ordre des béni-oui-oui) présentant de BONS chiffres, agréables à ouïr par le gouverneur local, sachant très bien dans quel sens il fallait caresser son poil (souvent de mauvais poil après avoir reçu le « définitif RG » !)
Comme par hasard (ainsi remastérisé) ce chiffre préfecture rebaptisé « police » correspondait aussi à ce que le préfet et le ministère de l’intérieur anticipaient avant même que le cortège ne s’ébranle (et s’ébranler dans la rue ce n’est pas bien joli… mon bon monsieur !)
Ce n’est pas que nos résultats soient très scientifiques : on estimait par rang combien de participants, puis combien de rangs pour la manif (un rang à l’envers, un rang à l’endroit on tricotait notre écharpe ! Préfet, arrange ton col !). En tous cas on essayait d’être bien honnêtes, nous, sinon pas de comparaison possible entre deux manifs, donc pas de moyens de savoir si la participation a augmenté ou non…
Le préfet nous signifiait assez souvent le chiffre qu’il donnait à la presse et au ministère, espérant que nous nous alignions sur lui (nous signifiant ainsi implicitement que nous avions mal compté) puis il lisait avec attention les messages et notes que nous rédigions à son intention pour décrire la manif car il savait que notre direction à Paris était aussi destinataire de ces travaux. S’il ne retrouvait pas SON chiffre mais le nôtre, je ne vous dis pas l’engueulade ! A telle enseigne que nous étions obligés – pour des évènements particulièrement sensibles - d’écrire le chiffre du préfet mais de téléphoner le nombre exact de participants à la direction des RG en leur demandant de ne pas tenir compte des chiffres portés sur nos écrits. (Ils arrangeraient bien leur bouillabaisse là-haut, basta ! d’ailleurs vous connaissez la recette marseillaise : « quand ça bout, il y a baisse ! »)
Vous commencez à comprendre !
Allez, je vais être objectif, je vais vous donner les cas extrêmes des deux camps : camp préfectoral, camp organisateurs :
Pour les organisateurs, le plus outré de ce que j’ai pu voir, a été le titre cinq colonnes à la une et en rouge d’un quotidien communiste de province après une très belle manif : « AUTANT QU’A LA LIBERATION». Très fort ça ! Enorme et invérifiable car les principaux quotidiens de cette capitale régionale avaient collaboré pendant la guerre et, (avant d’être récupérés par un avocat résistant qui fut maire et même ministre de l’intérieur) avaient cessé de paraître dans la période considérée, ses dirigeants ayant à leur tour pris le maquis… donc pas de référence autre que celle du même journal communiste, feuille alors clandestine, qui tout à sa joie et à la fête de la libération, avait omis de compter… ils n’en avaient pas besoin alors, les communistes !
Pour les préfets, le bonnet de Midas ira à celui d’un département viticole très remuant (pas le préfet, le département quoique…), préfet qui contestait régulièrement mes chiffres concernant le nombre de vignerons engagés dans les actions très violentes dont nous rendions compte.
« Ils sont bien moins nombreux, ce n’est pas possible vous avez de la sympathie pour leur cause et leurs exactions ! Moi, je fais tout pour qu’ils décrochent des manifs et vous, vous expliquez qu’il y a de plus en plus de participants ! »
Cela était bien entendu un avertissement sans frais (et pas le frais du rosé, ni du champagne…) délivré depuis son bureau. Je savais qu’il chercherait à me piéger… je ne fus pas déçu !
Ce jour-là les viticulteurs nous avaient tout fait : feu à une perception, feu de pneus sur le ballast SNCF, poteaux indicateurs arrachés, camions citerne vidés et enfin péages de l’autoroute brûlés…
Je me rendais à la préfecture après la fin des hostilités et je fus reçu sans attendre par le préfet bizarrement détendu :
« Bonjour monsieur le commissaire, j’ai lu vos messages et rapports : comme toujours vous avez fait très fort pour vos amis les vinassiers ! Je lis par exemple ici au péage de l’autoroute à 17 heures 15 : « une centaine de viticulteurs environ », je peux vous dire qu’ils étaient tout au plus 20 ! »
« Pardon ? » dis-je (et non pas : « pardon monsieur le préfet je ne pêcherai plus »)
« Vous avez intérêt à acheter des lunettes, j’étais pendant l’attaque du péage avec le secrétaire général en hélicoptère au-dessus, nous les avons comptés ! »
Je ravalais ma salive et mon humiliation en tentant : « j’étais sur le terrain aussi à ce moment là, monsieur le préfet, j’ai compté moi-même… »
« Voyez… voyez mieux et dans tous les sens du terme, commissaire ; je ne vous demande que ça »
Je rentrais au service la crête basse et me fis communiquer la chronologie de toute la manifestation, le chrono des échanges radios et là une évidence me sauta aux yeux : l’hélicoptère de la sécurité civile que le préfet et le secrétaire général avait emprunté avait effectué « un statique » de deux minutes seulement au-dessus du péage à 17 heures 25 alors que nous annoncions au même moment un regroupement de la quasi-totalité des véhicules des viticulteurs dans le village voisin de l’autoroute. Au moment de « l’observation sauvage de nos corps préfectoraux héliportés » la majorité des manifestants était donc soit dans leur véhicule soit déjà au village, une vingtaine restant probablement encore autour du péage en feu.
Expliquez cela à un chef qui s’est donné du mal pour vous démontrer que vous travaillez mal ! J’y suis parvenu… ouf ! (J’avais la chance, en la circonstance, de ne pas me mesurer à un buveur d’eau ou autre pisse-froid) ; j’ai même pu expliquer :
« Les voitures des viticulteurs mêlées dans la circulation n’ont pas de gyrophare ni même de pied de vigne dessiné sur leur toit, les apparences vues du ciel sont souvent trompeuses » (le Bon Dieu même le sait !), de plus, monsieur le préfet, si vous diminuez systématiquement les chiffres de participation d’une manif à l’autre, comment pourrez-vous expliquer à Paris, un jour, qu’une compagnie de CRS n’a pas réussi à contenir une vingtaine de viticulteurs ? »
L’homme était intelligent et le tout resterait entre nous, juré : je fus donc absout !
Alors les chiffres des manifs… !
Il doit cependant y avoir des moyens de compter de manière incontestable : on compte bien les virus dans un centimètre cube de bouillon de culture, les étoiles dans des millions d’années lumière d’une galaxie perdue…
Virus ou étoiles, selon ceux qui vous considèrent, en tous cas manifestants, on vous trouvera bien un nombre qui vous aille, '(aïe, aïe, aïe... !)... comptez sur nos dirigeants éclairés :
Vous demanderont-ils de franchir les tourniquets d’une station de métro, de piétiner une bascule, d’apposer votre index sur un mur des lamentations en verre, de porter une puce… le tout au nom de la culture du chiffre ?
La culture c’est qui reste quand on a bu le bouillon… on compte sur vous pour le leur faire boire !