17 octobre 1973/Mort de Ingeborg Bachmann

Publié le 17 octobre 2010 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours

  Le 17 octobre 1973 meurt à l’hôpital Sant’Eugenio de Rome Ingeborg Bachmann. Trois semaines auparavant, le 26 septembre, elle était entrée dans le coma après avoir été très gravement brûlée dans son appartement romain de la via Giulia. Elle est enterrée à Klagenfurt, où elle est née le 25 juin 1926.

Image, G.AdC

  Passionnée de philosophie et de psychologie, Ingeborg Bachmann, poète, nouvelliste et auteur de pièces radiophoniques, publie en 1971 son unique roman, Malina. Le seul roman qu’elle ait achevé. Deux ans avant sa mort tragique.
  Première partie d’un cycle inachevé de trois romans, Malina forme avec les récits de Franza et de Requiem pour Fanny Goldmann (tous deux publiés après sa mort) une trilogie que Bachman voulait réunir sous le titre Todesarten.
  Écrit à la première personne, Malina, qui met en scène la ville de Vienne, tourne autour d’un trio amoureux ambigu et énigmatique. Celui de la narratrice, divisée par le questionnement existentiel qui l’assiège, jusque dans sa relation à Malina et à Ivan, les deux hommes qu’elle aime (sans pour autant être ni leur épouse ni leur amante) et dont elle attend sa propre guérison. Cette quête douloureuse, non exempte d’une sexualité exacerbée par les thèmes obsessionnels d’Ingeborg Bachmann (agression, viol et inceste), n’a pour aboutissement que la disparition.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli

EXTRAIT de MALINA

  « Sur le Graben, je me suis acheté une nouvelle robe, une longue robe d’intérieur pour une heure l’après-midi, pour quelques soirées de fête à la maison, je sais pour qui, elle me plaît parce qu’elle est longue et fluide et justifie tout ce temps passé à la maison, dès aujourd’hui. Mais, pour l’instant, je voudrais être sans Ivan et surtout sans Malina; c’est seulement quand Malina n’est pas là que je peux me regarder souvent dans le miroir, je me tourne et me retourne plusieurs fois face à la grande glace de l’entrée, séparée des hommes par une distance énorme, abyssale, vertigineuse, fabuleuse. Je peux vivre une bonne heure hors de l’espace et du temps, profondément satisfaite, emportée vers une légende où seuls tiennent lieu de réalité le parfum d’un savon, le picotement d’une eau de toilette, le frou-frou de la lingerie, la main plongeant une houppette dans le poudrier ou traça nt pensivement un contour. Cela donne lieu à une composition, il s’agit de créer une femme pour une robe d’intérieur. C’est dans le plus grand secret que s’esquisse de nouveau ce qu’est une femme, et c’est alors un commencement, avec une aura qui n’est pour personne. Les cheveux doivent être brossés une vingtaine de fois, les pieds enduits de crème et les ongles vernis, il faut épiler les jambes et les aisselles, ouvrir et fermer la douche, un nuage de poudre vole dans la salle de bains, on regarde le miroir, c’est toujours dimanche, on consulte le miroir mural, peut-être est-ce déjà dimanche.

  Un jour toutes les femmes auront les yeux dorés, elles porteront des chaussures et des robes dorées ; elle coiffait ses cheveux d’or et se les arrachait, non ! Et sa chevelure d’or flottait au vent quand elle remonta le cours du Danube et parvint en Rhétie…

  Un jour viendra où les femmes auront les yeux mordorés, les cheveux mordorés, et la poésie de leur sexe sera recréée.


  J’étais entrée dans le miroir et, en disparaissant dedans, j’avais lu l’avenir, j’étais en accord avec moi-même et ne le suis plus. Réveillée, je regarde le miroir en clignant des yeux, pour hachurer le bord de la paupière. Je peux y renoncer. L’espace d’un instant, j’ai été immortelle ; je n’existais plus pour Ivan et ne vivais plus en Ivan, c’était sans importance. L’eau de la baignoire s’écoule. Je ferme les volets, range les crayons, le poudrier, les flacons, les atomiseurs dans l’armoire de toilette pour que Malina ne se fâche pas. Je range la robe d’intérieur dans la penderie, elle n’est pas pour aujourd’hui. J’ai besoin de prendre l’air avant d’aller me coucher. Menacée par la proximité du parc, par ses ombres et ses silhouettes obscures, je m’engage avec précaution dans le Heumarkt et fais un crochet par la Linke-Bahn-Gasse car cette partie du trajet me met mal à l’aise, du moins jusqu’à la Beatrixgasse où je me sens de nouveau en sécurité ; de là, je remonte la Ungargasse jusqu’au Rennweg, car je ne veux pas savoir si Ivan est chez lui ou non. En revenant, je prends la même précaution afin de ne voir ni le numéro 9, ni l’instructive Münzgasse. Ivan doit avoir sa liberté, son champ libre, même à cette heure. Je monte les marches quatre à quatre, il me semble entendre la douce sonnerie métallique d’un téléphone, ce pourrait être le nôtre qui retentit pour de bon, par intermittence, je force presque la porte et la laisse ouverte derrière moi car le téléphone hurle, sonne l’alarme. J’arrache l’écouteur et dis, surprise, à bout de souffle :

  Je rentre à l’instant, j’étais allée me promener
  Seule bien sûr, que vas-tu croire, juste quelques pas
  Tu es chez toi, comment pouvais-je le
  Alors c’est que je n’ai pas vu ta voiture
  Je venais du Rennweg
  J’ai dû oublier de regarder ta fenêtre
  Je préfère venir par le Rennweg
  Je n’ose pas passer par le Heumarkt
  Donc tu es déjà rentré
  À cause du parc, on ne sait jamais
  Mais où avais-je les yeux
  Dans la Münzgasse, la mienne y est aussi
  Bon, alors je t’appelle, il vaut mieux que je te rappelle demain

  Viennent la réconciliation et la somnolence, l’impatience se dissipe, moi qui n’étais pas tranquille, me voici de nouveau en sécurité, je ne rase plus les murs en longeant le parc plongé dans la nuit, je ne fais plus ce détour dans l’obscurité, bien au contraire, je suis un peu chez moi déjà, sur ma planche de salut de la rue de Hongrie, j’ai déjà sauvé ma tête dans mon pays à moi, elle est hors de l’eau. Dès les premiers grondements de mots et de phrases, dès que j’esquisse, que je commence.

  Un jour viendra où les humains auront des yeux mordorés et des voix sidérales, où leurs mains seront douées pour l’amour et où la poésie de leur sexe sera recréée…

  Déjà je rature, je relis, je déchire.

   … et leurs mains seront douées pour la bonté, leurs mains innocentes saisiront tous les biens les plus sublimes, car il ne faut pas que les hommes attendent, ils n’attendront pas éternellement…

  Déjà je vois, je prévois. »

Ingeborg Bachmann, Malina, Éditions du Seuil, 2008, pp. 113-114-115-116. Traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet et Claire de Oliveira.



■ Ingeborg Bachmann
sur Terres de femmes


→ Sombres et rouge sang sont mes désirs (article sur les Lettres à Felician)
→ 20 juillet 1945/Ingeborg Bachmann : lettre à Felician

■ Voir aussi ▼

→ (sur Poezibao) une notice bio-bibliographique sur Ingeborg Bachmann



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