Mérite / démérite

Publié le 04 janvier 2008 par Ali Devine

Je m'apprête sous vos yeux ébahis à pratiquer simultanément, hop-là, deux choses haïssables : le radotage et l'auto-citation (et en plus, au moment où j'écris ces lignes, ma braguette est largement ouverte). J'ai lu sur l'excellent Libéblog S'il n'y avait que les élèves un article qui a immédiatement déclenché en moi un réflexe pavlovien. Il y était question de mérite, et l'auteur -ainsi que la plupart de ses commentateurs- exprimait son scepticisme vis-à-vis de cette vieille lune républicaine. Je suis farouchement attaché en ce qui me concerne à cette valeur, même si je veux bien admettre que le président Sarkozy fait tout ce qui est en son pouvoir pour la dénaturer. Voici donc, afin que vous jugiez sur pièce, le texte original et la réponse que je lui ai faite. Bonne lecture.



L'angoisse du mérite

Ça flippe chez les ministres.

Le Premier d’entre eux aurait fait appel à un cabinet de consultants pour élaborer un outil d’évaluation de leur travail.
Un bulletin trimestriel, en somme.
Dans le monde formidable de l’Education nationale, un tel changement –même si son but réel est sans doute de fournir un prétexte «objectif» pour virer Boutin et confrères— s’appellerait la rémunération au mérite.
Dans la réalité, ça existe déjà un peu avec le système un tantinet rouillé du changement d’échelons au grand choix, au petit choix ou à l’ancienneté en fonction de la notation administrative, des inspections épisodiques et de l’âge du capitaine.
Mais rien n’y fait : c’est un vieux serpent de mer qui ressort chaque fois qu’on veut dire du mal de la fonction publique en général et des profs en particulier.

Ah ! Le mérite…
Après tout, la reconnaissance du mérite est un vieux principe républicain. Sur le principe, donc, comment être contre ?
Sur la mise en œuvre, c’est plus compliqué : comment évaluer le mérite d’un prof ?
La sagesse populaire répondrait sans doute que les résultats obtenus par les élèves seraient le meilleur critère.

 

Je connais un prof tellement angoissé par cette question du mérite qu’il est devenu un précurseur.
Peut-être conscient que ses cours ne suffiraient pas à faire réussir les élèves de sa classe à un brevet blanc, il leur a donné le sujet à l’avance. 
Même si le niveau baisse, qu’ils ne savent plus écrire à cause de msn et des textos et qu’ils regardent Prison Break au lieu d’aller dans les musées, eh bien, ce sont les élèves eux-mêmes qui se sont inquiétés de la pratique avant-gardiste de leur professeur. 
La fraude a été découverte peu avant qu’ils ne commencent à composer. On (comprendre les profs intègres qui n’ont pas triché) a donc exhumé d’urgence un vieux sujet de remplacement.
Les bonnes âmes bêlantes comme moi se sont indignées de la rupture d’égalité entre les élèves, ont crié à la faute professionnelle, ont demandé des sanctions.
Mais bon, on est en «Ambition Réussite», pas à Henri-IV, les parents d’élèves n’écriront pas des lettres scandalisées à l’Inspection, le prof angoissé du mérite continuera, sans remaniement, sa brillante carrière en ZEP et ira se plaindre à l’Inspecteur d’académie que ses élèves ont eu des mauvaises notes à cause de ses collègues manipulateurs qui ont changé le sujet au dernier moment.

Comme quoi, l’enfer est pavé de bonnes intentions : l’angoisse du mérite pousse les moins méritants à tricher.  
L’angoisse du mérite, je suis impatient de voir ce que ça va donner au gouvernement. Clearsteam, à côté, c’est de la roupie de sansonnet…  

Guillaume

Ma réponse
Bonjour et merci pour votre blog.

Je vais laisser de côté la question de l'évaluation des ministres pour me concentrer sur l'autre question que vous abordez, implicitement et un peu par la bande, c'est à dire celle du mérite dans l'éducation nationale. Etant moi-même prof d'histoire-géo dans un collège de Seine-Saint-Denis, j'y ai beaucoup réfléchi. Je dois dire que je suis assez déçu quand je vois que vous et certains de vos lecteurs rejetez la notion même de mérite en dehors du champ scolaire -avec ce double argument que le mérite est impossible à évaluer correctement et que l'appréciation du mérite par voie hiérarchique est la porte ouverte à tous les arbitraires.

Le mérite, moi, j'y crois puissamment. J'y crois parce que, tout simplement, je l'ai vu à l'oeuvre, aussi bien chez les enseignants que chez les élèves. Et je dois dire que j'ai vu aussi de façon tout à fait concrète ce qu'est l'absence de mérite.
Dans mon établissement, j'ai vu des professeurs renouveler et améliorer leurs préparations chaque année, initier continuellement de nouveaux projets, se former aux nouvelles méthodes pédagogiques, consacrer cinq heures par semaine à des entretiens personnalisés avec les élèves et leurs parents, venir en classe avec une grippe ou un bras cassé parce qu'ils ne voulaient pas se mettre en retard dans le programme, ou calculer la date de leur accouchement pour que celui-ci tombe pendant les vacances d'été (vous êtes libre de ne pas croire cette dernière anecdote, mais j'en garantis la véracité).
Et j'ai vu d'autres enseignants resservir inlassablement des cours que chaque année rendait plus désuets, consacrer l'essentiel de leur énergie professionnelle à mettre des bâtons dans les roues de leur hiérarchie, manquer sans état d'âme deux mois de cours par an pour des raisons obscures, et cracher dans la soupe à jet continu par dessus le marché.
Il va de soi que chacun de ces deux groupes est minoritaire dans la foule immense des fonctionnaires de l'EN, et que la majorité des enseignants est composée d'individus moyens, qui ne sont ni des héros ni des tire-au-flanc, mais des employés consciencieux à qui il arrive d'avoir des petits coups de mou. Cependant, je suis convaincu qu'il existe au moins un représentant de chacune des deux espèces au sein de chaque établissement scolaire français ; et ces individus, même peu nombreux, ont en général beaucoup d'influence en salle des profs ; leur charisme peut mobiliser une équipe pédagogique importante et enclencher une dynamique de travail qui profite in fine à tout le monde, ou au contraire foutre un bordel monstre qui justifiera a posteriori que l'on ait craché dans la soupe.

A l'heure actuelle, les bons et les mauvais sont payés exactement de la même façon. On pourrait même dire que les mauvais sont nettement mieux payés que les bons, puisqu'ils touchent un traitement équivalent pour un travail qualitativement inférieur et quantitativement moindre. Et je pourrais ajouter, pour faire polémique, que les mauvais ont souvent des connexions syndicales, quand ils ne sont pas militants eux-mêmes, ce qui leur permet de faire valoir au mieux leurs intérêts et leurs droits privés.
Dans mon collège, le principal s'est fait taper sur les droits par sa hiérarchie parce qu'il avait eu l'outrecuidance d'attribuer des notes administratives différenciées à ses enseignants ! Ceux qui avaient été sanctionnés se sont plaints, évidemment, qu'ils avaient été victimes de vengeances personnelles ou politiques, mais mon opinion de spectateur neutre est que c'est, dans l'immense majorité des cas, leur faible motivation qui avaient été sanctionnée. Alors, je pose la question : cet égalitarisme de façade, qui ne profite qu'aux nuls et aux défaillants, est-il normal ? Doit-il se perpétuer ?

Bien sûr, de minuscules fenêtres entr'ouvertes permettent de récompenser les meilleurs profs ; ainsi de la promotion au grand choix. Mais outre que ce genre de gratification est rare, bien plus rare que le nombre de fonctionnaires qui la mériteraient de fait, il est quasi-impossible de l'obtenir sans un solide appui syndical au sein des commissions. Et je ferai aussi remarquer que, s'il existe des possibilités de récompenser, il n'en existe pratiquement aucune de punir. Or, certains de nos collègues auraient de toute évidence besoin d'un électro-choc qui leur rappelle quelles sont les exigences de ce métier et qui les amène à réfléchir s'ils souhaitent vraiment continuer à l'exercer.

Autre point, le mérite des élèves. Je sais tout ce que les sociologues bourdieusiens ont pu dire et écrire contre cette notion, mais encore une fois, il faut en revenir à notre vécu et à nos observations, qui se déroulent tout de même sur une toute autre échelle que le terrain de l'enquêteur occasionnel : des élèves authentiquement méritants, dans les classes de ZEP, il y en a plein !
Et ce qui est terrible, c'est que nous ne pouvons absolument pas leur donner l'éducation de bon niveau à laquelle ils ont droit, parce que le système même des ZEP et plus généralement de l'enseignement de masse a été conçu pour les vilains petits canards. Quel prof de Seine-Saint-Denis ou du nord de Paris n'a pas fait, cinq fois par journée de travail, ce constat désespérant que 95 % de son énergie est absorbée par des tâches purement répressives ou du b-a-ba ! Et pendant ce temps les bons élèves, les conformistes, ceux qui ont joué le jeu de l'institution scolaire depuis leur entrée en petite section de maternelle et qui ont gentiment fait leurs devoirs et appris leurs leçons, eh bien ceux-là s'ennuient.
Aussi, je suis extrêmement favorable à tous les dispositifs qui permettent de promouvoir, de distinguer et de récompenser ces bons éléments. Chez nous, on a ouvert le maximum d'options possibles, y compris latin, grec, histoire de l'art, musique-études, on placarde un tableau d'honneur sur tous les murs lors de la visite des parents, on offre de petits cadeaux aux meilleurs lors de la fête de départ en vacances, et on va bientôt proposer les dossiers de quelques élèves exceptionnels au parrainage de la Fondation de France. Mais il s'agit là d'une rareté, d'une singularité qui fait d'ailleurs grincer les dents de certains de mes collègues. Pourquoi les cancres devraient-ils accaparer toute l'attention ? Je sais que c'est dans l'air du temps, mais il devrait y avoir des limites à la pennacquerie.

Ce même air du temps nous a habitués à admettre que le mérite n'existe pas vraiment, que ceux qui réussissent à l'école bénéficient de l'aide familiale, qu'un mauvais élève est d'abord et avant tout un jeune en souffrance, etc. Je le croyais il y a trois ans, quand j'ai été affecté en ZEP ; j'étais alors toute condescendance et toute compassion.
Depuis, j'ai vu des enfants dont les parents ne parlent pas un traître mot de français décrocher des 17/20 de moyenne générale et à l'inverse, d'honorables rejetons de la classe moyenne incapable d'orthographier leur prénom sans erreur ; j'ai vu deux frères décrocher pour l'un des félicitations méritées et pour l'autre un conseil de discipline ; j'ai connu des parents qui élevaient de façon exemplaire leurs cinq enfants dans un petit deux-pièces et des enfants uniques élevés, je ne dirai pas dans la soie, mais au moins dans le coton, que l'on avait envie de flanquer à la poubelle. Les déterminations sociales sont bien lourdes, c'est vrai ; mais le caractère individuel est une autre réalité. Et je pense tout simplement que quand ce caractère est bon, quand il a travaillé à nourrir une jeune intelligence, il faut l'encourager de toutes ses forces.
On dira que cela va de soi ; l'expérience montre que ce n'est hélas pas toujours le cas.