La seconde chose qui arrête l’attention concerne bien sûr l’islam, lequel, à défaut d’être l’objet principal du film, est celui du “communiqué” de Bernard Antony. Ce dernier vise, tout d’abord, ce qu’il appelle « une conception des rapports de la foi dans le Christ avec l’islam quelque peu en contradiction avec la doctrine catholique ». En réalité, ce « quelque peu » n’est ici que figure de style : entre deux propositions contradictoires il n’y a ni plus ni moins. La « conception » du P. de Chergé de la foi au Christ serait donc, dans son rapport à l’islam, en contradiction avec la doctrine catholique. L’accusation ne manque pas de force. Elle n’est cependant étayée d’aucune preuve, ce qui la rend plus difficile à admettre. Elle repose uniquement sur le soupçon et une contraposition non explicitée à la pensée et aux actes du Père de Foucauld.
En arrière-plan de ce jugement, se dessine une profonde ambiguïté relativement à la réception des enseignements de l’Eglise sur les musulmans et leurs croyances. Rappelons simplement ici, pour mémoire, les propos du Pape Benoît XVI lors de son “Discours de Ratisbonne” :
« Dans ce contexte particulier, je voudrais aujourd'hui redire toute l'estime et le profond respect que je porte aux croyants musulmans, rappelant les propos du Concile Vatican II qui sont pour l'Église catholique la Magna Carta du dialogue islamo-chrétien : “L'Église regarde aussi avec estime les musulmans, qui adorent le Dieu unique, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, qui a parlé aux hommes et aux décrets duquel, même s'ils sont cachés, ils s'efforcent de se soumettre de toute leur âme, comme s'est soumis à Dieu Abraham, à qui la foi islamique se réfère volontiers” » (Déclaration Nostra Aetate, n. 3).
Ce texte est l’un des multiples qui portent sur cette question.
Bernard Antony évoque, sans doute comme une illustration de l’acatholicité dénoncée, le dialogue survenu entre le P. de Chergé et un chef islamiste, critiquant le fait que le moine ait invoqué un verset du Coran, auquel son interlocuteur a répondu, puis la réaction du musulman à l’évocation de Noël et du nom de Jésus, en soulignant le caractère « lourd d’ambiguïté religieuse » de cet échange.
Cependant, là encore, l’essentiel est perdu de vue : la survenance effective de ce dialogue. Or si celui-ci a bien eu lieu, cela signifie - qu’on le veuille ou non - qu’un respect mutuel, fût-il relatif, s’est effectivement établi sur le fondement de ces références, entre un homme de prière et un homme de violence, entre un homme de Dieu et un fanatique musulman. On peut toujours, bien sûr, en discuter légitimement les limites - et l’issue du film se charge de les confirmer. Il n’empêche que cet épisode s’impose comme une leçon de chose. Fallait-il le supprimer du film, au motif qu’il peut être jugé “risqué” ? Faut-il sacrifier à ce réflexe devenu trop ordinaire qui consiste, par peur, ou parce qu’on les estime « dangereuses », à préférer masquer des vérités que de chercher à les intégrer ?
S’agissant plus spécialement de l’invocation du nom de Jésus, le “communiqué” affirme que les spectateurs seront probablement conduits à penser que chrétiens et musulmans croient désormais également en Jésus. Mais, là encore - étant souligné que, pour l'heure, je n'ai quant à moi rencontré encore personne qui soit tombé dans cette illusion - fallait-il, pour les en dissuader, leur masquer cette vérité de l’importance certaine de Jésus pour les musulmans, quelque fausse que soit l’image qu’ils s’en forment par leur ignorance totale de l’histoire du salut ? Allons plus loin : Faut-il aussi s’interdire, plus généralement, d’affirmer que les musulmans croient en Dieu, ou d’invoquer auprès d’eux son nom pour tenter d’apaiser une tension, de crainte de se voir accuser d’être un négateur du mystère trinitaire ? N’est-ce pas assez d’évoquer l’hypothèse d’une telle accusation pour en manifester l’absurdité ? Il n’existe aucun motif rationnel de conclure autrement à propos de l’invocation du nom de Jésus.
Bernard Antony se livre ensuite à des extrapolations sur la volonté prétendue du P. de Chergé d’édulcorer la confession de la foi en raison de sa “doctrine”, tout en étant contraint de reconnaître, non sans contradiction, que ce religieux n’hésite pas à faire, devant un officier musulman, le signe de la croix sur un mort islamiste. La contradiction, malheureusement, ne serait que dans le P. de Chergé lui-même. Rien, dans ce film, ne permet d’avancer que ce dernier aurait atténué, en quoi que ce soit, son adhésion profonde au Christ incarné.
Le “communiqué” exprime ensuite des considérations qui, au regard du film, sont inopérantes. Il fustige ainsi la critique du P. de Chergé sur les « caricatures de l’islam », en invoquant pêle-mêle la confusion des pouvoirs, le statut de la femme, la charia, le fouet, etc., toutes choses évidemment et malheureusement certaines. Cependant, la question de fond, qui détermine la réalité des « caricatures », est celle-ci : l’islam se réduit-il à ces éléments barbares ? Si la réponse est négative alors, nécessairement, cette réduction est bien une caricature. Or telle est la réponse de l’Eglise, selon les propos de Benoît XVI parlant, rappelons-le, « pour l’Eglise catholique », et à l’égard des valeurs évoquées. Libre à chacun, naturellement, de résister à cet enseignement. En revanche, personne n’a le droit de donner son analyse contraire comme « doctrine catholique ». Le besoin de déformer ou de masquer la vérité des choses, au nom d’une sorte de principe de précaution théologal, ne constitue-t-il pas la meilleure preuve de l’existence de cette caricature que l’on nie ?
(à suivre)