On voit d'abord le clocher, au loin. Un clocher simple, carré, sans façons. Puis le fronton de l'église qui pourrait, moyennant un peu de grâce, être romane. Bâtie dans le même schiste que les ouvrages de génie civil ou les cabanes alpines d'il y a cinquante ou cent ans. De gigantesques pylônes électriques la ceinturent, implantés tout autour, dans les vignes, tels les miradors d'un camp.
Il vaut la peine de traverser les vergers, depuis Fully ou Leytron, à pied ou à vélo, pour se préparer, dans le ressac de l'autoroute et le hurlement du vent, à entrer dans ce lieu de silence. Au bout de la promenade, il vous faut encore passer sous les fourches Caudines d'une de ces conduites à haute tension qui vous emplissent la tête de grésillements. Cet incommode portail achève de vous convaincre que le lieu où l'on pénètre n'est pas un lieu ordinaire.
Les schismes sont toujours empreints de tragédie et de grandeur. Le séminaire d'Ecône, comme jadis le palais d'Avignon, est entré dans l'histoire. Il aura suffi d'un évêque et de quelques disciples pour implanter cette écharde du refus dans le flanc d'une institution qui ne recherche rien tant que l'unité et l'ordre. Le nombre n'y fait rien. La chose n'est pas sans précédent. Athanase d'Alexandrie n'eut-il pas raison, à lui tout seul, contre l'ensemble de l'Eglise contaminée par l'hérésie arianiste, au IVe siècle? Il n'empêche: quoi de plus moderne que la désobéissance? Que la citadelle traditionaliste soit imbriquée dans l'imposant réseau électrique alpin, symbole même du progrès, n'est pas la moindre ironie ici. A moins que ce ne soit un signe?
L'église d'Ecône, lorsqu'on y pénètre, vous soulage tout à fait de ce monde haletant. Le transept et la nef sont vastes. Les solides voûtes cintrées rassurent. Tout cela est flambant neuf, mais conçu pour durer. Ce temple consacré au Cœur immaculé de Marie témoigne d'une volonté d'arrêter le temps, de le faire reculer vers une époque où, selon les bâtisseurs de ce lieu, l'Eglise était dans le droit chemin. Seule anomalie dans cette reconstitution historique: les murs sont entièrement blancs. On se croirait par moments dans un temple protestant. Comment ressusciter la tradition vivante de l'Eglise catholique sans sa peinture? Sans se rappeler Michel-Ange - mais peut-être était-il déjà hérétique? -, sans recopier Giotto et Piero della Francesca? La Fraternité Saint-Pie-X n'a sans doute pas le temps de s'occuper de cela. La Fraternité est en guerre: on n'orne pas les casernes. Même le chemin de croix, sur les murs de la nef, en est réduit à sa plus simple expression : des chiffres romains gravés sur de simples croix de bois. L'austérité est impressionnante. On se croirait à Montségur, chez les cathares, qui préférèrent périr par le feu que d'admettre que ce monde n'était pas entièrement mauvais.
La fidélité aux idées, au mépris de tout opportunisme, a trouvé ici son monument. Le lieu est profondément émouvant. Il est comme une branche détachée d'un grand fleuve qui s'acharne à faire son chemin dans une terre aride. Alors que le lit principal du même fleuve, tout en charriant des tonnes de boue, a connu des passages exubérants: la théologie de la libération, les prêtres loubards, les chansons de Sœur Sourire et de sa guitare, les flirts en tout genre, avec les jeunes, le communisme, l'américanisation, et même avec les orthodoxes. Là-bas, dispersion et détente; ici, mémoire et concentration.
Quelle serait, entre les deux, la voie de l'Evangile? Le Christ n'était pas venu, me semble-t-il, pour inculper la joie ni pour faire marcher au pas ses disciples. Il était venu pour les faire ressembler aux fleurs des champs. Peut-être l'Eglise dite "conciliaire", celle de Vatican II, là où tout le mal a commencé selon Mgr Lefebvre, s'est elle noyée dans les délicieux remous de la modernité. Mais peut-être a-t-elle failli, dans cette aventure, comprendre que le christianisme n'était ni une morale ni une discipline, mais une poésie. Quoi qu'il en soit, les moutons du troupeau des fidèles sont devenus des colombes, et ces colombes se sont dispersées au vent. Elles ne reviennent que quand cela leur chante, et uniquement pour chanter. Dans l'intervalle, Sœur Sourire s'est suicidée. Le pape actuel freine des quatre fers les réformes de ses prédécesseurs et semble tacitement se rallier aux critiques traditionalistes. Car, à l'heure où la déchristianisation s'avance en même temps que l'islam et la globalisation, les vols de colombes ne servent à rien. Il faut des soldats. L'armée de la Fraternité n'est pas nombreuse, se dit-on peut-être ici, mais étaient-ils nombreux, ces Spartiates qui bloquèrent l'armée perse aux Thermopyles?
Les habitants de ce lieu s'entêtent à faire vivre des vertus austères que l'on s'emploie à éteindre. Dont on ne connaît même plus le nom. Savez-vous, par exemple, ce qu'est la longanimité?... L'effort est admirable. Et tout à fait dénué de poésie.
J'ai, parmi mes amis, quelques traditionalistes avec qui j'adore me quereller. Nous retournons à nos duels philosophiques, parfois féroces, comme de vieux joueurs d'échecs reprennent leur partie à heures fixes, en se frottant les mains. J'admire la netteté de leurs convictions. En ce lieu, on croit encore que notre destin ne s'accomplit pas dans notre bon plaisir mais dans le devoir. Qu'on est formé par l'histoire qui nous précède. Que la vie n'est pas qu'un butinage sensuel sur des fleurs qui se font de plus en plus rares. Des idées, réprouvées aujourd'hui, qui furent pourtant à la base de cette civilisation. Etait-elle plus chrétienne pour autant? Je n'ai pas de réponse. Mais j'apprécie qu'on vienne soulever la question.
La nef d'Econe n'est pas faite pour la plaisance, mais pour le gros temps. Elle semble se morfondre en eaux calmes. Et si c'était le dernier rempart de la tragédie en Occident?
( Le Nouvelliste, 2.10.2010)