Nous ne sommes pas assez naïf pour penser que ces questions des rapports du christianisme à l’islam sont sans difficultés ni périls et, n’étant pas tout à fait ignorant de la question, nous savons les dangers que pose l’islam par son expansion, sa conception de la révélation et de l’écriture supposée révélée, par son contenu, notamment à l’égard des chrétiens, et par son rapport pour le moins problématique aux libertés publiques. Cependant, de notre point de vue, Bernard Antony fait une grave confusion entre l’aspect politique du problème, aux enjeux réels, mesuré par les exigences du bien commun, et son approche religieuse [exprimée dans le film], mesurée par la charité évangélique en terre de mission, par une paradoxale contamination de l’approche musulmane de ces mêmes questions, et en méconnaissance des orientations de l’Eglise, implicitement tenues ici pour de simples subversions.
Plus grave, nous semble-t-il, est le fait que cette analyse repose sur une mise à l’écart, de fait, comme un élément secondaire, de ce qui constitue pourtant l’essence même du christianisme, à savoir : l’amour de tout homme regardé comme un enfant de Dieu, et que le Christ porte gravé en la paume de ses mains (Isaïe, 49,16), quelle que soit sa religion, fût-elle l’islam. Elle rompt aussi avec ce fond d’ouverture et de réalisme, fondamentalement constitutif de l’âme chrétienne, qui faisait dire à saint Justin, à propos de païens pourtant persécuteurs, que « tout ce qu'ils ont enseigné de bon nous appartient, à nous chrétiens », à saint Augustin que « toute vérité est de l’Esprit-Saint », et à saint Thomas qu’il faut faire sienne toute vérité, de quelque personne qu’elle vienne. L’Eglise, par son enseignement, cherche à nous faire comprendre qu’il en est de même pour l’islam et les musulmans, pour les valeurs qu’elle décrit.
Le film “Des hommes et des dieux” se situe à ce niveau, fort haut à y bien réfléchir, d’où il nous interroge sur la hiérarchisation de nos propres valeurs chrétiennes. Il présente une vision poignante et authentique du christianisme, qu’il est rafraîchissant d’admirer. Elle s’opère dans un milieu humain que l’on peut considérer à bien des égards comme médiocre, liturgiquement, religieusement, psychologiquement et tout ce que l’on voudra. Il n’empêche que c’est en ce creuset qu’est donnée la miséricorde habituelle du dévouement et de la charité. C’est en lui que l’on voit ces hommes réorienter toute leur vie sur le sens de leur vocation. C’est en lui, enfin, que naît ce mouvement ascendant d’un don qui culmine en une scène bouleversante évoquant, en fin de film, la prise de conscience de l’actualité du Sacrifice eucharistique, offert pour le salut de tous. Est-ce là autre chose, en fin de compte, qu’une illustration, pour notre temps troublé, y compris par le développement de l’islam, du mystère de l’Incarnation et de la Rédemption ? Peut-on, dès lors, ne pas tout regarder de ce film selon cette perspective ?
L’oeuvre de Xavier Beauvois nous rappelle enfin que « ce n'est pas un esprit de crainte que Dieu nous a donné, mais un Esprit de force, d'amour et de maîtrise de soi » (2 Timothée 1,7) et que nous avons toujours, y compris face aux situations de péril, à rectifier notre doctrine - dont nous sommes ordinairement si assurés - sur l’Ecriture et sur l’Amour du Christ (Loc. cit. 1,13), positivement recherché en tous nos frères. L’humble et quotidien service des pauvres, et leur amour, et la volonté de rencontrer leur âme jusqu’au cœur de leur propre religion, et l’acceptation non reprise du sacrifice ultime pour rester auprès d’eux, en témoignage de fidélité à l’appel du Christ, constitue, de la part des religieux mis en scène, et selon l’enseignement même de l’Evangile, une authentique confession de la foi.
Honneur et bénédictions soient dès lors sur eux.