Magazine Journal intime

Concepts

Publié le 22 octobre 2010 par Alainlecomte

couv8805g_260.1287731906.jpgQu’est-ce qu’un concept ? Dans ce petit livre difficile mais très stimulant, Jocelyn Benoist montre que se poser cette question est en poser une autre, qui lui est consubstantielle, et se trouve au cœur de la réflexion philosophique : qu’est-ce que penser ? Ou encore : comment ça pense?, pour reprendre une partie de la définition par laquelle je me souviens que le jeune fils d’un ancien ami philosophe, mort depuis, avait voulu résumer le travail de son père pour le professeur de lycée qui l’interrogeait (plus précisément, il avait dit « mon père, il étudie comment ça pense dans la société », et c’était vrai). Ce livre répond à un courant anti-intellectualiste dont l’antienne est connue depuis belle lurette : « nos concepts » seraient impuissants à rendre compte du meilleur de nos vies. Il y aurait de l’ineffable dans l’air. Rien ne serait capable d’exprimer la douceur d’un soir d’été, ni la saveur d’un fruit fraîchement cueilli. Bref, la pensée serait de peu de poids face au vécu. Une telle déclaration de faillite  va de fait avec une conception du concept largement répandue mais assez pauvre finalement, celle qui fait du concept une représentation. Le concept viendrait après coup. Il y aurait un flux de pensée et à côté de cela, ou le surplombant, des représentations estampillées concepts, qu’on verrait un peu comme des ensembles au sens mathématique du terme. Un concept par exemple, serait toujours forcément d’ordre général, s’appliquant à plusieurs choses, on déclarerait qu’un concept est vide lorsqu’aucune chose ne tombe sous lui. Il n’y aurait pas de concept de l’individuel, du fugitif, du « presque rien ». Alors dans ce sens là, oui, les concepts risqueraient parfois d’être insuffisants, faibles, voire voués à une ratiocination rabougrie. Or le concept est l’être même de la pensée, et saurions-nous nous imaginer comme ne pensant pas, comme capables d’interrompre subitement le cours de nos pensées ?
Le discours défaitiste sur les concepts va bien avec l’air du temps : laissez-vous aller, ne réfléchissez pas trop, bonnes gens, car d’abord ça vous fatigue ensuite de toutes façons ça ne sert à rien et puis finalement il y a des gens qui font ça très bien et qui pensent pour vous : les concepts (les « vrais ») eux, ils les ont, il n’y a qu’à les entendre pérorer sur la crise économique, les finances internationales ou l’âge de la retraite. Faux, bien sûr. Nous pensons, qu’on le veuille ou non et rien ni personne ne nous en empêchera (sauf à rendre obligatoire la consommation des drogues douces). Et ce faisant, nous avons des concepts. Et même pour chaque chose que nous expérimentons, pour peu que nous le thématisions au sein de notre pensée. Benoist parle à ce propos de « concepts expérientiels ». Il fait au passage la démonstration qu’il n’est pas utile que la philosophie s’affuble du faux nez de « pop » (« pop-philosophie », celle dont se réclame par exemple l’inénarrable Birnbaum dans « le Monde - Magazine ») pour qu’elle descende au raz des pâquerettes et nous parle du plus quotidien du plus quotidien, comme de la saveur des gelato de la Via dei Gracchi à Rome, ou de celle, inimitable du vacqueyras, ou bien de la question des caméras de surveillance aux carrefours des grandes villes.
Qu’est-ce qui fait que nous avons le concept d’une saveur inimitable ? que bien sûr, quand nous y pensons, nous avons là quelque chose, un jugement, qui nous permet de discriminer et de retrouver la même sensation la prochaine fois que nous boirons du vacqueyras. Permanence d’une fois sur l’autre. Possibilité de reconnaissance. Assurance que si nous voulons faire comprendre ce que nous voulons dire par cette saveur, nous pourrons le faire comprendre à un autre en lui faisant goûter du vin en question.

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Aux carrefours de Chicago, il y a des caméras automatiques pour enregistrer les cas où un automobiliste passe au rouge. A première vue, voici la fonction discriminante du concept opérationnellement réalisée par un dispositif technique. Rien de plus simple et de plus évident : ou vous passez au rouge ou vous n’y passez pas. Si vous passez au rouge, gare à vous, automatiquement vous recevrez l’amende et si vous étiez en France quelques points en moins à votre permis. On pourrait s’arrêter là. Mais non, la police de Chicago sait que là n’est pas toute la question. L’automobiliste peut s’être arrêté juste après la ligne, mais s’être arrêté quand même, il peut aussi avoir freiné brusquement après avoir accéléré (il croyait qu’il allait pouvoir passer et puis ça s’est mis au rouge, coup de frein brutal, mais le premier mouvement avait déclenché le dispositif). Donc il faut des reviewers, c’est-à-dire des gens dont c’est la fonction d’analyser les rapports de la machine. Leur rôle est de déterminer s’ils pensent qu’il y a eu violation. C’est là, ainsi que le dit Jocelyn Benoist, « où il s’agit de trancher réellement - et non simplement de se dire qu’il faut trancher - qu’intervient la pensée ».
Mais la pensée coïncide-t-elle avec un esprit désincarné ? L’extension de son applicabilité est-elle d’autant plus grande qu’elle est plus « abstraite », éthérée, dégagée de tout lien avec le réel ? Justement non, c’est le contraire qui est vrai. La délimitation du concept ne peut pas être effectuée entièrement a priori. Imaginons qu’un jour, les miracles de la génétique donnent des ailes à des cochons. Les appellerons-nous encore « cochons » ou « non-cochons » ? Impossible de prévoir ce qui se passera alors. La nature d’un concept est ce qui l’ancre dans un certain type de situations, mais comme nous n’avons pas la possibilité d’énumérer toutes les situations possibles, il faut que quelque chose d’autre qu’une méthode tranche. Et en général, c’est le corps de ces pensées qui tranche, lequel est fait des multiples liens avec le réel. « Ce n’est donc pas en dépit, mais en vertu de leur ancrage que les pensées sont dans une certaine mesure transposables ». C’est ce que Jocelyn Benoist appelle la réalité de la pensée.
Ce réalisme des concepts rappelle d’autres courants de la philosophie contemporaine, sur lesquels je reviendrai plus tard, comme l’inférentialisme de Robert Brandom, un philosophe américain qui se demande aussi quelle différence il peut bien y avoir entre le fonctionnement d’une machine (ou bien, ce qui revient même, les réactions d’un perroquet entraîné à répondre « c’est rouge » chaque fois qu’il voit une chose rouge) et le comportement d’un humain qui, voyant une chose rouge, émet lui aussi le jugement que c’est rouge. Le concept, dans ce dernier cas, se caractérise par son pouvoir inférentiel : être à la fois à la base de toute une suite d’inférences possibles (« ce n’est pas vert, c’est coloré etc. ») et vu comme s’enchaînant à des demandes particulières (« pourquoi tu ne traverses pas ? » etc.).
Il y a bien sûr de grosses différences entre le point de vue de Benoist (issu de la phénoménologie et plus particulièrement de Merleau-Ponty) et celui de Brandom (issu du pragmatisme américain), mais il est intéressant de voir qu’aujourd’hui la philosophie, ailleurs que dans le bling-bling d’une pseudo « pop » philosophie, continue d’assumer son rôle qui est de nous interroger sur les fondements les plus profonds de nos existences.

illustration: Paul Klee - In Copula - 1920


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