Magazine Journal intime

Général et particulier: perforations, TAZ et cellules souches

Publié le 23 octobre 2010 par Deklo

Main négative - Grotte Chauvet

 

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Je voudrais commencer par dire quelque chose à propos de la mycorhize. J’utilise ce concept pour saisir les choses dans leurs effectuations avant qu’elles prennent la forme d’un îlot narcissique... Bon... Mais je voudrais préciser qu’on aurait tort d’élever la mycorhize au rang d’îlot parce que... comment dire... les effectuations qui concourent n’atteignent pas le seuil où elles se répondent tout à fait. C’est ce qui tient en échec une croyance opiacée comme l’amour par exemple. Il faut voir qu’il y a des latences, des seuils de tolérances... Que la mycorhize ne peut qu’être temporaire, fugace et imprécise, que les effectuations se croisent à peine, ne coïncident pas tout à fait, tiennent par les flottements de la tolérance et déjà s’évanouissent.

  Mais je voudrais parler d’autre chose. Je voudrais prendre un exemple qui offre une matière très riche à ce qui nous préoccupe ici. Je voudrais parler de la Résistance française intérieure de la 2nde guerre mondiale. J’aimerais ne pas tenir compte de la légende résistante, qui a donné à la France un précieux point d’appui pour ne pas avoir tout à fait honte.

  J’ai déjà dit que le rationalisme est génétiquement totalitaire et que les démocraties ne fonctionnent qu’à ne pas fonctionner, avec ce désir errant qui n’atteint jamais son but comme force de l’ordre, là où les dictatures atteignent au plus proche le point où l’on peut dire qu’elles fonctionnent. L’horreur effarante du 3e Reich, c’est précisément d’avoir rationaliser et ordonner les pogroms qu’Hitler, dès les années 20, trouvaient désordonnés et inefficaces. Avec la Résistance, nous avons quelque chose qui n’est ni démocratique, ni totalitaire, puisque ce n’est pas encore organisé.

  Et précisément. Regardez ces corps humains démunis après cet appel accablant de Pétain du 17 juin 1940, regardez-les sans horizons, abattus, désolés. Vous avez quelque chose qui va nous intéresser au plus au point dans les actes de résistance des premières années, c’est qu’ils n’atteignent pas le seuil de l’organisation, ni celui du collectif ou de l’individuel. Ils sont ponctuels, épars, inorganisés. Regardez ces actes de sabotage, cette femme couper des lignes téléphoniques allemandes ; ce cheminot retarder les trains allemands autant que faire se pouvait ; cette famille cacher des enfants... Isolément, sans entité précise vers laquelle se tourner, sans organisation d’aucune sorte, vous avez des corps comme ça qui saisissent une possibilité et déjà passent à autre chose. Vous ne pouvez pas fixer un curseur ni sur résistant ni sur Résistance encore. Ici, nous sommes au niveau du jaillissement, bien avant que le verbe crée le monde, avec ces actes isolés et ponctuels, épars et diffus. Et puis des petits groupes se forment ici ou là sans pouvoir dire qu’ils atteignent un quelconque seuil encore.

  C’est à Jean Moulin que revient la charge inouïe de rassembler toute la Résistance intérieure et de l’organiser. Et c’est une idée bien étrange. Non seulement parce qu’elle transplante sur des réseaux éparpillés une vision militaire qui leur est tout à fait étrangère qui déclenche évidemment des discussions et des querelles – ici nous sommes déjà au point où le verbe crée le monde, c’est-à-dire qu’il ne se passe plus rien –, mais encore parce qu’elle décharge la Résistance pour la monter au rang de symbole. Là, c’est parfaitement exquis. Qu’une part importante de l’activité résistante se concentre dès lors sur des choses parallèles, des jeux d’enfants, des changements de noms, d’identités ; des multiplications de cachettes, de codes... ; de verbiages à n’en plus finir qui refont le monde et tendent à prendre le contrôle des uns sur les autres, c’est pour le plaisir, la jubilation de ce monde du verbe où la parole est déformable à loisir et se duplique indéfiniment, puisqu’elle ne veut jamais rien dire. Mais peu importe. Regardez Londres s’inquiéter du goût communiste pour l’insurrection ; pressentir ou délirer la possibilité d’un chaos ; mais aussi, sans doute, s’inquiéter de la vulnérabilité de ces corps résistants, qui ne font pas le poids face à l’armée d’occupation. Ce serait dommage de perdre des forces qui pourraient être plus utiles plus tard, ça se comprend. Alors Jean Moulin, non content de les rassembler, ces forces, va avoir comme idée de les faire attendre. Ca, c’est parfaitement stupéfiant. Il ne s’agit déjà plus de lutter, que de se tenir prêt pour un éventuel débarquement des alliés, c’est-à-dire qu’il ne s’agit plus de résister, aussi folle et impossible que pusse être cette aspiration, que de donner à la France et au monde – on connaît le scepticisme de Roosevelt qui envisageait d’occuper la France après la libération – un Symbole, un nom, un îlot. Là nous sommes au cœur de l’organisation rationaliste. Ce n’est pas que Londres soit pacifiste, non, De Gaulle veut une insurrection, mais symbolique, la plus courte possible, juste assez pour pouvoir dire au monde, à la France, que le corps français bouge encore, là où les communistes espèrent, évidemment, une insurrection indéfinie.

  Alors, vous savez – d’ailleurs non, vous ne le savez pas, puisque j’ai souvent l’air d’affirmer les choses à l’emporte-pièce pour rester dans la brutalité du jaillissement – que je suis toujours prêt à retourner les choses dans tous les sens. Et il est un point qui vient délicieusement tracasser toute ma lecture de cette organisation résistante en cours. C’est qu’en 1944, les actes de sabotage se sont multipliés jusqu’à atteindre une moyenne d’un toutes les deux heures. Ca aurait tout l’air de donner raison à l’efficacité de l’ordre rationaliste. Je m’arrête un instant d’ailleurs avant de rentrer dans le détail des faits. Ce que je dénonce dans l’organisation rationaliste, ce n’est pas qu’elle soit inefficace, c’est qu’elle soit une vue de l’esprit totalitaire et inviable, mais sur le papier, oui, elle décrit un idéal absolu, elle est forcément parfaite. Il se trouve que les résultats ne me paraissent pas à la hauteur des sacrifices. Mais peu importe. Il s’agit d’aller voir ce point d’achoppement. Mon idée veut qu’il y ait beaucoup plus d’actes de résistance, n’ont pas parce qu’ils sont mieux organisés – j’insiste, une organisation est une perte de forces, parce qu’il faut tenir cette organisation, cette fantaisie encombrante et impossible créée de toutes pièces –, mais parce que les résistants sont plus nombreux. En effet, d’une part, il faut tenir compte du nombre inouï des maquisards, des déserteurs su STO qui se réfugient dans les montagnes, dont certains sont venus nourrir les rangs de la Résistance. Là on est dans quelque chose de l’ordre de la mycorhize, quand chacun y voit, assez benoîtement donc, son intérêt immédiat. Mais, d’autre part, ce qu’il faut voir surtout, c’est que tous ces résistants que l’on nomme « de la dernière heure » n’ont pas pris le maquis par opportunisme comme on le dit méchamment. Qui pouvait savoir que la victoire des alliés était proche en cette année 44 ? Non, ils ont rejoint massivement la Résistance, parce qu’elle était devenue quelque chose, précisément un symbole, un nom, un îlot spéculaire. Tout à coup, enfin, résister faisait sens. Mais peu importe, c’est le goût des historiens pour la reconstitution spéculative qui m’égare. Au fait, on touche la nécessité de la sécrétion des organisations : la foi, la vénération de la Survie de Mort. C’est que tant qu’il s’agissait d’actes ponctuels et épars, les corps résistants échappaient au radar de la France, du monde. Avec un nom, les forces peuvent tout à coup coaguler.

  Dans ma lecture, il s’agit d’une erreur. Et précisément d’une erreur que, dans un ordre, ce qui est désigné par « la nébuleuse Al-Qaida » n’a pas commise, qui n’atteint pas le niveau de l’organisation. On connaît la menace délirante qu’une poignée de fous hallucinés par leurs orgueils monstrueux et leur impuissance vaniteuse exerce sur un Occident, malade de devoir l’obscénité de son confort ensuquant au cynisme de ses rapports avec le Tiers-Monde, qui balaie honteusement l’idée même de Démocratie, qui ne voit jamais le coup venir, qui n’a pas un nom, un symbole auquel faire face. Quel confort pour l’occupation allemande, d’avoir, tout à coup, un ennemi clair et identifiable, des réseaux entiers à faire tomber d’un seul geste, aura fourni ce nom Résistance. Mais, certes, ce nom Résistance, que la France aura à offrir au monde, trouvera son efficace dans le monde que crée le verbe, puisqu’il évitera au pays d’être administré par les américains et surtout il permettra à l’État français de ne pas présenter d’excuses pendant plus de cinquante ans. On pourrait appeler ça le ravissement de la parole, quand un nom isolé se substitue à une cascade d’effectuations, aspire, capte et décharge des forces vouées à déborder le nom qui les ceint, dans un monde qui ne fait jamais que parler comme les oiseaux gazouillent et les chiens urinent. Peu importe.

  Je voudrais prendre cette mycorhize qui nous préoccupe depuis quelques temps par un autre bout, celui de cette dichotomie étrange individuel/collectif en m’occupant de ce qui est appelé l’intérêt général et les intérêts particuliers. Il nous faut bien en passer par là un moment donné...

  Cette notion d’intérêt général/intérêts particuliers, elle est délicieuse, elle court les siècles. On peut voir tous ce qu’on pourrait appeler les modèles de sociétés se situer et se prononcer là contre et réactualiser indéfiniment la question. Elle suppose d’abord une différenciation axiomatique entre individu et collectif qui, pour autant, ne va pas de soi. Je rappelle que tout le long du Moyen-Âge, jusqu’à Louis XIV, cette différenciation ne se posait pas. Comment dire... C’est un peu plus subtil... Avec le Roi, il n’y a qu’un seul individu, le Roi, et cet individu porte à lui seul toute la volonté générale – au moment où l’Etat, c’est le Roi, la question de l’intérêt ne se pose pas, on parle de volonté générale –. Le reste du corps social, aussi divisé soit-il, ne se différencie pas précisément en individus ou en collectif. La distinction ne s’établit pas, court et voisine. On a vu par exemple que c’est à partir de la cour de Versailles qu’on fera usage de couverts pour ne pas mélanger ses miasmes avec son voisin, encore que Louis XIV n’y avait pas recours ; on a vu les histoires, les légendes, courir de ménestrels en troubadours sans qu’aucun n’ait l’idée de la signer de son nom, etc...

  La question individu/collectif ne se pose donc pas au Moyen-Âge. On ne peut pas identifier un moment précis où une activité, une intention ou un intérêt serait de l’ordre du général ou du particulier. Des fonctions sont clairement établies entre les trois corps : ceux qui possèdent la force des armes ; ceux qui possèdent la force du savoir ; ceux qui possèdent la force de leurs bras, mais les moyens de remplir ces fonctions n’appartiennent ni aux individus ni au collectif. Il se peut que cette différentiation rigide de fonctions vouées à se compléter permette de ne pas poser même la question. Je suppose qu’il faudrait que j’indique comment je peux affirmer une chose pareille, puisqu’il y a évidemment des corps particuliers qui survivent et des ensembles qui se maintiennent... Je ne dis pas qu’il n’y a aucun intérêt particulier ou général, je dis qu’ils ne sont pas établis, qu’ils continuent de courir et de flotter. La différence est ténue, elle suppose de se débarrasser de ses réflexes rationalistes. Il y a certes des gens qui s’occupent de défendre leurs intérêts particuliers, leurs carrières ou leurs survies ou que sais-je, et des gens qui sont censés se dévouer à des intérêts supérieurs, mais la chose n’est pas énoncée, dès lors elle reste flottante. En d’autres termes, la question de l’intérêt ne se formulant pas, il ne va pas de soi qu’une activité ou une intention servira tel ou tel intérêt. On peut passer de l’un à l’autre, servir l’un pour servir l’autre, etc. sans même qu’on soit en mesure ne serait-ce que de le dire ou de le penser. Il n’y a d’entités individuelles précisément identifiées/différenciées que celles de Dieu et du Roi qui concentrent le particulier et le général. Techniquement, la chose est exquise : d’ordinaire les courts-circuits des dualités se font après avoir posé les deux pendants binaires, comme le faisait Aristote avec son juste milieu ou Hegel. Là, le court-circuit individu/collectif s’opère sans même rien poser.

  Ce qu’il faut noter c’est qu’on commence à se préoccuper de l’intérêt général et particulier tandis qu’on s’attache à définir les notions d’individu et de collectif et ce, par exemple, dans le Contrat social. C’est-à-dire qu’on établit et qu’on fige des choses qui restaient de l’ordre du pressentiment et qui n’en finissaient pas de courir confusément. Le mécanisme est simple : identifier/différentier individu et collectif, c’est pouvoir établir quel intérêt va être servi par telle ou telle activité et, réciproquement, identifier/différentier les intérêts particuliers et général, c’est pouvoir établir une finalité individuelle ou collective. Il se peut que les notions d’intérêts particuliers/intérêt général et celles d’individu/collectif ne puissent aller les unes sans les autres. Mais si le rationalisme croit sincèrement en son pouvoir de clarifier les choses, dans quelle merde on ne mettait pas l’humanité avec ça, qui allait se poser incessamment des questions dont elle se passait très bien jusque-là. Ces notions ne sont pas sorties de nulle part – les idées ne connaissent pas non plus la génération spontanée –. Si elles généralisent la particularité et particularisent la généralité, elles calquent, avec un léger déguisement pour la forme, et précisent la distinction confuse à laquelle les religieux étaient attachés entre l’intérêt supérieur divin et ceux bas et négligeables des mortels, en prenant soin de ne jamais préciser clairement ce que désigne l’intérêt général, laissé, avec Dieu, dans un flou aussi pratique qu’embarrassant. Après tout, on sait depuis longtemps que le Contrat social est fabriqué comme un culte dont le Dieu est la République.

 Toujours est-il que, ni les intérêts particuliers, ni l’intérêt général ne comptent tout à fait, ce qui importe c’est le jeu qui permet d’en identifier un en différenciant l’autre. Que, comme les religions, le Contrat social méprise les intérêts particuliers qui doivent s’effacer devant ce qu’on appelle encore la volonté générale, ça c’est pour la beauté de la chose. Si la notion reste vague, le mécanisme est facile à comprendre, qui s’appuie sur une « vertu » au nom de laquelle l’individu disparaît et accepte « de faire quelque chose de pénible, si c’est utile à la collectivité », selon les termes de Robespierre, cité par Henri Guillemin. La parade est cocasse, qui détermine ici les intérêts particuliers, là l’intérêt général, pour mieux soumettre ceux-là à celui-ci ; elle est en partie justifiée par le contexte de l’époque, écoeurée par l’enflure et la morgue des intérêts particuliers dans lesquels se vautrait la noblesse. 

  Là, on arrive au point qui fait buter toutes les sociétés communisantes, c’est que l’intérêt général, comme l’intérêt supérieur religieux, n’existe pas. C’est bien la prouesse de l’humanité de perforer le monde du verbe avec ses noms, de fabriquer des trous et des béances. En fabriquant la fonction sans la déterminer précisément autrement que par défaut, comme le renoncement des intérêts particuliers, on la laisse vacante assez pour que des forces finissent toujours par s’en emparer ; des forces, c’est-à-dire, une poignée d’hommes, un groupe d’intérêts, un monarque, un tyran... Mais il n’est pas difficile de voir que définir la notion d’intérêt général reviendrait à mettre au point une rigueur, une austérité, une dictature pire encore que de la laisser dans le vague. Encore faudrait-il de toute façon pouvoir définir le groupe auquel cet intérêt renvoie, cette généralité abstraite à laquelle il se réfère, et c’est bien ce questionnement illimité et indéfini que je qualifiais de « merde » plus haut.

  Je ne sais pas dans quel pétrin je me suis mis encore avec mes histoires, mais poursuivons, il y a encore plusieurs points à aborder. Par exemple, le libéralisme. Ce libéralisme, qu’il soit théorique, politique ou économique, la distinction est un pur artifice, le corpus étant le même, se construit en prenant à rebours cette façon communisante de poser le problème individu/collectif. Ce n’est pas, hélas, qu’il le contourne, mais bien plutôt qu’il le réactualise en se situant, avec toute la ferveur et la mauvaise foi de son obstination, décidément contre. Le libéralisme détruit, pulvérise même, quoi qu’il en soit et de toute manière, la notion d’intérêt général. Là nous pourrions avoir une piste précieuse pour sortir de l’impasse dans laquelle nous nous enfoncions jusque-là. Mais ce frémissement retombe avec cette doctrine qui se focalise sur une invention aussi loufoque que l’intérêt général, à savoir ceux particuliers.

  Il faudrait faire un petit détour pour préciser ce qui s’entend par libéralisme. La doctrine, puisque c’en est une, malgré les allures pragmatiques qu’elle emprunte comme un masque de carnaval, est suffisamment riche pour mériter qu’on s’y attarde. On aura besoin de dégager certains mécanismes pour avancer dans le point suivant de toute façon. Que cette idéologie ait été récupérée par... comment dire... les réactionnaires historiques qui ont pillé le corpus au point de faire ressembler leur organisation à ce que le libéral Tocqueville dénonçait suffisamment à temps pour y prendre garde en parlant d’ « un pouvoir immense et tutélaire qui se charge d'assurer la jouissance [des hommes] (…) et ne cherche qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance. Ce pouvoir aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il pourvoit à leur sécurité (…) facilite leurs plaisirs (…) Il ne brise pas les volontés mais il les amollit (…), il éteint, il hébète. », ce n’est pas fait pour m’arrêter. Rien n’aura empêché les progressistes de s’emparer des outils que cette doctrine leur offrait, qui constituent de précieuses propositions quant à la liberté et à l’égalité de chacun, pour prévenir ce modèle de devenir ce monstre de divertissement et de confort abruti que Tocqueville décrivait à l’époque et dans lequel nous nous ensuquons aujourd’hui.

  En y regardant de près, on trouve dans certains courants libéraux, y compris dans ceux dits néoclassiques, soi-disant les plus féroces, des choses comme la fin de l’héritage, afin que chacun parte avec les mêmes chances, et même une aide aux plus défavorisés ; ou encore le démantèlement des monopoles et des oligopoles, mécanisme utile pour assurer un équilibre précieux entre les forces, empêcher qu’une coagulation de forces n’atteigne un seuil critique et permettre aux plus faibles, que l’on prend soin par ailleurs d’éclairer, de ne pas se faire écraser. Bref, si le libéralisme est soucieux de liberté, la façon dont il s’engage dans la question de l’égalité est intéressante assez pour qu’il soit regrettable qu’aucun courant de gauche ne s’en soit occupé. Mais peu importe. En se focalisant sur le marché et la finance, le libéralisme a fini de se discréditer et de rendre caduc l’ensemble de sa doctrine, qui n’aura jamais été qu’une ruse des possédants, depuis les girondins, pour avancer masquer. L’obsession des libéralistes pour le « droit à la propriété », qu’ils posent comme un œil de cyclone au cœur de leur doctrine, aura eu raison d’eux. A ce propos, je voudrai rapporter une blague que j’ai trouvée dans la lecture peu recommandable d’un certain Edouard Drumont : Imaginez une sorte de nouveau radeau de la Méduse, ployant sous le poids et les cris de corps affamés, sur lequel arriverait un homme, les poches bien remplies de victuailles, qui s’écrierait : « c’est ma propriété » et cette foule, la faim au ventre, de répondre : « c’est sa propriété, prions pour que la digestion de ce monsieur soit heureuse. » J’ai modifié un peu la scénette, mais je suis resté fidèle à l’idée...  Vous pourrez noter, par ailleurs, comme quelque chose de significatif, que, si la notion « d’intérêt général » ou de « volonté générale » est amenée à disparaître parfois au fil des nombreuses constitutions qu’a connu un pays comme la France, vous ne manquerez pas de retrouver la notion de « droit à la propriété » avec insistance dans chacune d’elles...

  Au fait, ce qui nous intéresse ici, donc, c’est la façon amusante avec laquelle le libéralisme, qui se construit comme le négatif du communisme, va s’affairer avec ces intérêts particuliers. L’articulation est savoureuse : l’Etat, l’intérêt général, ne se réduit qu’à un organe atrophié qui équilibre les forces, éclaire, informe et met en garde au besoin, protège en assurant la sécurité, mais aussi, donc, – ça c’est un reste amusant de la Révolution française, dont le chaos est retombé sur ses pattes grâce à la poussée de forces que constituait la bourgeoisie –, garantit le droit à la propriété. On peut noter en passant la fantaisie avec laquelle cette doctrine s’attarde à redéfinir la chose commune, avec des notions comme le « bien public », le « bien public impur » et toutes sortes d’inventions qui n’ont pas d’autre intérêt que celui ornemental et sur lesquelles je ne m’étendrai pas. Au fait, le libéralisme, qui espérait un monde dans lequel chacun irait son chemin dans une organisation où les pouvoirs seraient éparpillés, conjugué à l’économie de marché – il faut insister sur le fait que la conjugaison n’allait pas de soi –, nous offre tous les jours le spectacle d’intérêts particuliers qui coagulent et atteignent le seuil d’oligopoles qui fonctionnent comme les monopoles d’Etat communistes, avec la même férocité, la même injustice, la même normalisation implacable et autoritaire, débarrassés de ce qui constituait un garde-fou, l’obscur intérêt général, qui aurait pu limiter les dégâts.  Mais surtout, en balayant la conscience du collectif, aussi magique que la notion pût être, en posant comme finalité les intérêts particuliers, le libéralisme capitaliste transforme la puissance miraculeuse des corps humains, qui insiste toujours et se déploie indéfiniment, sans jamais distinguer ce qui tient de l’ordre de l’individuel ou du collectif, en une voracité vile et égoïste qui récupère tout pour soi.

  Que ce soit clair, le problème n’est pas moral, la Morale, ce n’est jamais qu’un chiffon rouge. Non, le problème du libéralisme, et celui donc du libéralisme capitaliste, est autre. Le point d’achoppement de tout ce corpus, c’est que les intérêts particuliers, pas plus que l’intérêt général, n’existent. A quel moment peut-on dire qu’un intérêt qui se soumet à quelque chose de l’ordre du général avec une instance comme le Surmoi est encore particulier ?  A quel moment peut-on dire que l’agrégation d’intérêts particuliers qui délirent comme une rumeur nerveuse et morbide constitue un intérêt général ? Là vous avez quelque chose comme l’effondrement de tout l’édifice qui reposait sur cet axiome. Il n’y a pas, il ne peut pas y avoir d’activités dont la finalité serait purement particulière et individuelle, comme il n’y a pas d’entité clairement différentiée qui puisse se détacher assez pour se voir désignée par le nom « individu », autrement que des vues de l’esprit. Bien plus, il n’y a que le monde du verbe pour croire pouvoir établir et diriger la finalité et la rentabilité de choses qui ont vocation à lui échapper. Il y a des activités effectuées et effectuantes qui courent, sans pouvoir se préoccuper de savoir si elles viennent du particulier ou du général, ni si elles y vont, tant la question ne se pose pas. Le particulier et le général sont des points de vue schizophrènes et partiels sur une même activité qui ne sait pas s’arrêter. Le point de vue général parlera de la canopée amazonienne, le point de vue particulier de la croissance d’un arbre, parce qu’il faut bien se placer quelque part pour parler. Toute la question est de savoir s’il faut toujours coûte que coûte parler et chercher à tenir dans sa main le monde...

  Mais les démocraties échouent à s’en tenir à une idéologie. On l’a vu. C’est bien ce qui fait qu’il y a démocratie : une organisation tenue en échec. C’est pourquoi nous ne sommes ni tout à fait dans quelque chose qui serait communisant, ni non plus dans quelque chose de libéraliste. Là, on arrive enfin à quelque chose d’intéressant avec une organisation débarrassée de ses déguisements qui nous permet de voir de quoi il retourne. Il y a des tensions incessantes, des poussées de forces qui, comme les arcs et les ogives dans l’architecture gothique, boutent, s’opposent et se tiennent les unes les autres. L’organisation démocratique joue, plus qu’une autre, avec les seuils de tolérance et les latences, comme, par exemple, l’amour, qu’on évoquait en introduction. Le niveau démocratique est celui des négociations et des compromis, un équilibre ténu de forces qui n’en finissent pas d’exercer leurs pressions. C’est ainsi qu’on peut voir une grève, un carnaval, un certain nombre de ce genre de manifestations, comme des poches de tolérance qui permettent d’exprimer et de canaliser des forces qui éclateraient autrement. Il faut voir bourgeois, royalistes, catholiques se rallier à la IIIe République, quand ils ont vu, dans les années 1890, ce qu’ils avaient à y gagner – l’encyclique RERUM NOVARUM du pape Vincenzo Pecci, dit Léon XIII, s’étend habilement sur la menace que constitue la montée des frustrations et des rancoeurs des ouvriers et appelle les possédants, après avoir assuré leurs arrières et leur droit à la propriété, à se montrer plus justes pour apaiser et canaliser la question ouvrière qui sera résolue, il insiste, « par la raison ou sans elle » –. Comme il faut voir l’espoir inouï des prolétaires, des « exploités », dans cette République qui se présentait, si l’on oubliait les massacres de la semaine sanglante de son origine, comme une promesse. Si des intérêts aussi divergents – que Dupont-White (je ne sais pas où je vais chercher mes illustrations) résumait ainsi : « Le rapport des profits avec les salaires est un rapport d’hostilité. Cette hostilité résulte de ce que le taux des profits est en raison inverse de celui des salaires ; les profits baissent lorsque les salaires montent, et s’élèvent quand les salaires baissent. De là un effort permanent pour obtenir un bénéfice en réduisant le prix du travail, soit pour éviter une baisse en résistant à son élévation » – croyaient y trouver leur compte, c’est bien grâce à cet équilibre formidable, entre concessions et malentendus, que les démocraties permettent. L’exemple des élections est exquis, qui se place au cœur de cet équilibre, où chaque vote particulier est une immense résignation de tous, qui permet de présenter les lois comme expression de la volonté générale quand elles sont décidées par une poignée d’hommes. Ces lois, d’ailleurs, qui vont toujours à tâtons, cherchant jusqu’où ne pas aller trop loin dans cet équilibre de forces boutantes. Bref, l’organisation démocratique n’est faite que de tensions et de seuils de tolérance.

  La logique rationnelle est venue donner son apparence d’ordre en rassemblant ici, séparant là, et former des ensembles d’Arlequins, dans lesquels, comme avec n’importe quelle identification/différenciation, chacun s’y retrouve plus ou moins, non pas par une instance supérieure quelconque, il n’y a pas de choses pareilles, mais par effectuations de nécessités qui saisissaient des possibilités rationalisantes au moment de leurs différenciations. Et cette logique a procédé, bien sûr, par perforation, en créant trous et béances, trous d’individus, trous de « tout » général, invoquant des chimères et des fantômes, creusant ce qu’elle désignait, comme ces traces sur les murs des cavernes de corps préhistoriques qui plutôt que de tremper leurs mains dans des pigments et dessiner des mains positives, préféraient bien plus souvent souligner leurs contours et former des « mains négatives », comme toute l’activité « perforative » humaine. Puis les rapports situationnels se sont resserrés, pour jouer et « s’entrebouter » les uns les autres et passer, après une différenciation de classes en lutte, par exemple, pour se partager un tout unique perforé, à quelque chose de plus dense encore où chacun est intéressé assez sur les intérêts, si je puis dire, pour maintenir de sa pression l’ogive délirante – l’encyclique citée plus haut constitue une véritable, disons, annonciation, le terme est approprié, d’une pareille organisation –. On a vu ces mécanismes mille fois opérer, je ne les indique qu’en passant.

  Ce qu’il faut regarder, c’est comment fonctionne ce qu’on appelle un intérêt pour voir comment une telle rationalisation est tout autant possible qu’inviable. On a vu que l’intérêt n’a pas de finalité, il est sans organe, cellule souche, indifférencié. On parle d’intérêt, mais il s’agit plutôt d’une puissance d’effectuations tendue entre possibilités et nécessités, où la possibilité crée la nécessité comme la nécessité crée la possibilité. C’est très important, puisque cet intérêt n’est porteur d’aucune vocation déterminée, ce qui revient à dire que, dans une logique rationnelle de fonctions, il est porteur de toutes les vocations. C’est bien le point qui rend la logique caduque, passer d’une puissance qui n’a aucune finalité à une puissance qui les a toutes, pour nous ce n’est pas du tout la même chose, pour le rationalisme si. – On parle enfin de philosophie dans ce texte, je commençais à désespérer... – Il faut voir que c’est sur cette indifférenciation que prennent appui des choses comme le « déplacement » ou le « transfert » en Psychanalyse ou encore, même, l’inconscient lacanien. C’est bien ce qui permet à Lacan de pouvoir affirmer, avec tout son panache, que le sujet ne sait pas ce qu’il dit, puisqu’on peut retourner dans tous les sens, y compris contre le sujet, ce qu’il dit en lui greffant toutes sortes de finalités et de fonctions étrangères. Et c’est bien ce qui permet à la logique rationnelle d’y mettre de l’ordre en conférant des finalités ou des fonctions à des intérêts qui n’en ont pas afin de les rassembler, donc, ou de les séparer, puis de les éparpiller, plus ou moins arbitrairement. Je vais vite ; vous aurez compris que je ne devrais déjà plus du tout parler d’intérêts mais bien de puissances souches.

  Là nous touchons du doigt toute la folie rationaliste, qui désigne, nomme et condamne des puissances à porter des intérêts, à épouser des identités, qui leur restent de toutes façons étrangères. C’est ainsi que nous pouvons voir, dans les démocraties, des intérêts coaguler, s’emballer et tourner à vide sans que personne au final n’y trouve son compte. A l’autre bout, là où c’est organisé, c’est-à-dire là où c’est trop tard, nous voyons des groupes d’intérêts particuliers qui, disons, « s’entreboutent » sans que personne ne remette en question non seulement cette organisation d’intérêts en intérêts, mais la notion même d’intérêts.

  Pour aller plus loin et préciser certaines choses, je voudrais aborder encore un point. Je voudrais parler de cette invention délicieuse qu’on appelle les T.A.Z., les « zones autonomes temporaires ». L’idée nous vient d’un certain Hakim Bey, qui la développe plus ou moins dans l’ouvrage du même nom. Le livre lui-même n’est pas convaincant, mais l’idée est trop précieuse pour ne pas en faire quelque chose. Admettons qu’une puissance – j’insiste sur ce point qu’une puissance n’est ni collective, ni individuelle, ni une, ni multiple, la question ne se posant jamais qu’au niveau des différenciations – ait un intérêt quelconque à s’associer à une autre puissance – vous noterez ou pas l’écho spinoziste qu’il y a dans cette tournure –, ce qui est intéressant avec cette idée de TAZ, c’est le côté temporaire de l’association, qui loin de condamner une puissance à servir ou à porter tel intérêt précis, lui permet de le traverser et déjà de passer à autre chose. En d’autres termes, je dis qu’un groupe, quel qu’il soit, qui se rassemble à partir de ce qu’il croit être des intérêts en commun, où chacun se focalise et délire sur les intérêts qu’il partage avec les autres en oubliant tous ceux qui ne viennent pas coïncider, non seulement fige ces intérêts mais se condamne à remplir une fonction caduque pour l’éternité, que les choses ne peuvent se faire que par hasard et temporairement.

  En passant, il est un autre paradigme qui réactualise ces questions individuel/collectif ou particulier/général d’une façon tout à fait, disons, exquise, c’est le structuralisme. Et le structuralisme, pour la richesse des outils qu’il offre, et les biais dans lesquels il s’égare, on peut dire qu’il se pose là. Ce structuralisme semble embrancher individuel et collectif en concevant quelque chose comme une monade, un particulier dans lequel se plie le général, un individu qui vient, va et s’inscrit toujours dans le collectif. On ne peut pas balayer le structuralisme, ni la psychanalyse, comme on ne peut pas dire que celui qui voit une canopée se trompe tout à fait. Je n’ai pas envie de rentrer dans le détail de choses mille fois entendues... Que l’inconscient et la structure fonctionnent comme dieu ; que la thèse soit au final déterministe, néglige les marges et condamne les corps humains à l’impuissance, au « désêtre », etc... Je n’ai même pas le courage de faire l’inventaire exhaustif des points qui font achopper le déroulé tranquille de la conception. Au fait, ce qu’on peut bien reprocher aux structuralistes, c’est de s’être emballés. En mettant au point cette idée de structures, ils réactualisent un général vague et confus que l’on reconnaît malgré le déguisement de son aspect. Certes, l’outil était utile, peut-être indispensable, comme point d’appui pour articuler leur pensée, mais il a généré un courant dans lequel, finalement, avec les individus qu’ils décrivaient, ils auront été emportés. Les structuralistes ne font jamais que parler du monde qui crée le verbe. Et s’ils ont su décrire avec force la violence, la dépression qu’il y a à se situer par rapport à un idéal référent pour « exister », ils ne posent pas la question même de la nécessité ni de cette « existence » individuelle ni de ces « structures », « choses communes », appelez ça comme vous voulez, qui ne sont quand même jamais que des opérations de l’esprit pour dérouler une logique rationnelle. Ne nous en occupons pas. Restons en deçà du seuil critique, restons au niveau de l’indifférenciation. Ce qui est précieux dans tout ce paradigme, c’est la coïncidence entre général et particulier qui fait qu’on n’arrive jamais à un point où on peut dire précisément s’il s’agit de général ou de particulier, de collectif ou d’individus. L’embranchement, le court-circuit du structuralisme est inouï.

  Ce qu’il faut voir, c’est qu’il n’y a pas convergence d’intérêts, il y a des coïncidences fortuites et furtives, des points de rencontres et de croisements qui n’atteignent pas un seuil où ça pourrait s’organiser vraiment autrement que dans la folie de la différenciation. Et ce qu’il faut voir enfin, c’est qu’il n’y a pas d’intérêt, que les choses s’effectuent, sans fonction, sans finalité, au gré de leurs possibilités/nécessités. J’arrêterai cette étude ici ; je vous invite à en creuser les pistes que j’aborde rapidement ; j’espère avoir réussi assez à mettre à jour certains mécanismes.


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