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Aujourd’hui la mort m’habite

Publié le 24 octobre 2010 par Angèle Paoli
Carnets de marche 2010


AUJOURD’HUI LA MORT M’HABITE

.Arrive un jour où l'on atteint l'âge de ceux qui nous ont quittés.

Ainsi j'ai rejoint un matin l'âge de la mort de mon père. pour quelques heures seulement. j'ai pensé ce jour-là ― pour la première fois sans doute ― qu'il était vraiment jeune pour mourir. et je me suis sentie vieille ― pour la première fois.
.jour après jour j'ai dépassé l'âge de la mort de mon père. le temps de ce temps de sa mort est derrière moi un peu passé. son visage pourtant demeure fidèle à ma mémoire. inchangé image unique la même toujours.
.j'ai aujourd'hui atteint l'âge que mon aïeule Jeanne avait lorsqu'elle s'est éteinte une nuit de ma première enfance. elle que j'avais tendance à trouver vieille sur les photos qu'elle a laissées d'elle elle m'a semblé jeune soudain au moment où nous nous sommes croisées le temps d'une journée.

.Avant ― mais lequel ― j'avais l'éternité devant moi. la mort de mes proches ne me préoccupait pas.
ils mouraient voilà tout. ils mouraient vivre leur vie dans le silence un peu rance du tombeau
sans que s'insinue en moi autour de moi les fils serrés de leur existence têtue.
.aujourd'hui leur mort m'habite ― tissu continu discontinu continu ―
la mort ici égrène sa présence au fil des jours et chacun au village est censé savoir pour qui sonne le glas. deux coups trois coups. homme femme.

.En surveillant le profil d'aigle de mon vieil oncle
tête alourdie dans le voûté des épaules
pupilles fixes dégagées de leurs ourlets
regard voilé en équilibre
sur le vide

j'ai perçu

sous les paupières abîmées
le désarroi contenu maîtrisé douloureux
de celui qui sait que le terme est proche
que ses jours sont comptés
qu'il faut se résigner À

a-t-il dépassé l'âge de la mort de son propre père
seule la tombe de Navacchjeli pourrait me le dire
combien d'années lui reste-t-il
à s'habiller le matin à se déshabiller le soir
à voir le soleil se lever se coucher sur la mer
à partager le pain sous la lampe
à réciter pour moi de sa voix sombre
les vers de l'Énéide
Arma virumque cano Troiae qui primus ab oris
Italiam, fato profugus, Laviniaque venit
litora

à échanger des mots épars avec ceux de son âge
à sourire au rire des petits-enfants en tohu-bohu sur la place
combien de jours encore
à puiser sa vie dos voûté
à leurs forces vibrantes
regard posé sur l'instant de leurs jeux
seulement des enfants
sans souci du temps présent ni de l'ailleurs

quel lien entre ces jeunes vies caracolantes

et la sienne (et la mienne)

emplie d'un passé dont lui seul se souvient
visage perdu sur l'au-delà du fil ténu humide
horizon sans limite sans avenir autre
que le silence blanc du salpêtre
ou le silence noir et visqueux de la terre.

.le temps des morts approche
qui réveille l'âme furtive des anciens
le village bruit de leurs voix du semis de leurs pas
dans le petit bois de chênes qui craque
odeur de cyprès
et de mousse.

.je calcule.

.emportée dans une spirale inutile qui ne me lâche pas

quel âge la vieille Emma lorsqu'elle est morte en 1968
55 ans en 1944
année où elle a été mise à la retraite je calcule je compte
1889 année probable de sa naissance 79 ans âge probable de sa mort
les chiffres m'obsèdent qui scandent le temps
de combien d'années ma mère a-t-elle dépassé sa tante Elisabeth
et le vieil Augustin et jusqu'où ira-t-elle
ira-t-elle au-delà de cent ans comme sa cousine Françoise
des cent trois ans comme sa tante Rose
et moi de combien doublerai-je la mise
des trente années qui nous séparent.

.il y a un jour où les vieux enfants rejoignent leurs parents dans la mort
morts tout neufs allongés sous la dalle à côté des anciens
même froideur figée dans le silence du tombeau.

.je lis sur les plaques de marbre les dates de chacun
je me promets de les retenir
les chiffres dansent et s'envolent
je ne retiens que les noms que j'égrène
je reviendrai plus tard avec de quoi noter.

Carry Lola Pierre Jeanne Jeannette Jean Eliane
.je compte les espaces vides.
un pour ma mère et un pour mon oncle
.après.

.il faudra
badigeonner les murs
procéder au regroupement
Carry avec Lola Jeannette avec Eliane Pierre avec Jeanne.

.demain prévoir
les chrysanthèmes et les lumignons rouges
monter au tombeau avec les clés le sécateur
pousser la grille.

.la lourde porte grince sous ses gonds
ils sont là silencieux
endormis
dans mon recueillement éphémère.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


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