En lisant Des éclairs de Jean Echenoz.
C’est dans un grand fracas nocturne, cisaillé par un formidable éclair initial, qu’on entre dans le dernier roman de Jean Echenoz et que son protagoniste, prénom Igor, entre lui-même dans la vie, juste avant que l’électricité ne pallie, la nuit, la Lumière des chandelles et de loupiotes. Et vite s’impose, avec l’évidence d’un caractère de sanglier, celle du talent de cet Igor, ou plus précisément de son génie, plus exactement encore sa vocation d’ingénieur génial à large vision et pénétration visionnaire. Son plus grand apport à l’Humanité eût pu être la Turbine Universelle résolvant le problème mondial de l’énergie par le truchement de l’énergie du monde lui-même, mais le monde est une affaire plus compliquée que le rêve d’un vieil enfant, la nature et les hommes surtout, jaloux, ingrats, voleurs d’idées et mal disposés à la réalisation réelle des utopies.
Or Gregor est foncièrement un artiste. L’ingénieur se rendra certes utile, par exemple en devinant le potentiel du courant alternatif dont profitera largement la maison Westinghouse, au dam de la General Eletric d’Edison, qui lui a ri au nez, et Gregor fera même fortune dans la lancée de la nouvelle Amérique électrifiée. Mais nombre de ses inventions ultérieures, enchaînées les unes aux autre à la vitesse de sa lumineuse ingéniosité, telles que le radar ou le missile, le compresseur de fluides élastiques ou le paratonnerre à système, resteront à l’état de projets ou seront piqués et exploités par d’autres, sa nature profonde étant d’un découvreur plus que d’un réalisateur.
Sous ses dehors éminemment antipathiques (pour une fois qu’héros de roman est une sale gueule !), et même si sa compétence immense fait de lui un nabab et un personnage public, l’incarnation à divers égards de l’homme du Nouveau Monde à l’énergie tourbillonnante et qu’on imagine sabrant le champagne dans un cocktail avec l’homme pressé de Paul Morand, Gregor est essentiellement un poète dont la poésie de la vie (inspirée par celle de l’ingénieur Nikola Tesla né en 1856 et mort en 1943) se trouve mimée à merveille par l’écriture incessamment inventive et gracieuse, dansante, malicieuse de Jean Echenoz, autant que dans ses deux autres « biographies » récentes de Ravel et Courir, mêlant l’évocation de la civilisation technique en plein essor et, en contrepoint, celle d’une passion toute personnelle et peu mathématique (encore que…) de Gegor pour les pigeons.
Bref, Des éclairs nous réserve un vrai régal de lecture en sa suite de fugues et de variations sur les thèmes de l’art et de ses parasites, de l’art et de la solitude de l’art, du génie et de ses contrefaçons, de l’art et de sa foncière inutilité fondant ce qu’on appelle la beauté de l’art… Jean Echenoz. Des éclairs. Minuit, 174p.