Magazine Nouvelles

Au marché

Publié le 29 octobre 2010 par Sophielucide

Chaque jeudi, qu’il vente, pleuve ou neige, elle parcourait les quelques 80 kilomètres qui la séparait des membres de sa famille. Une fois par semaine, elle vérifiait avec l’inquiétude polie des médecins de campagne que chacun d’entre eux continue de fonctionner selon sa propre mécanique, afin que l’ensemble joue la partition éternelle qui lui était confiée.

Non pas une musique de chambre agréable à l’oreille,  mais plutôt une fanfare cacophonique jouant en boucle sa phrase musicale écrite par un chef d’orchestre donnant toujours de la baguette mais mystérieusement absent.

Et comme si cette absence, impossible à résorber, enflait avec le temps, chacun de ces instrumentistes peaufinait avec obstination un rôle qu’ils savaient usurpé, par pur plaisir de le faire coller à une attente toujours renouvelée ou plus prosaïquement par commodité, nommée « fidélité ».

Elle-même était passée par à peu près toutes les phases de l’incompréhension pour finir par admettre avec un certain fatalisme qu’il suffise qu’un des membres montre une défaillance, même infime,  pour que le corps tout entier de ce monstre sans tête se mette à chavirer.  Comme un coq de combat à peine décapité se borne à s’agiter, le pantin désarticulé formé avec les autres s’imaginait répondre à l’attente d’un marionnettiste invisible  qu’ils n’avaient même plus à nommer tant ils l’avaient assimilé.

Ainsi, jeudi après jeudi, l’ordre muet du « Je dis » résonnait.

Autour de ce quintet gravitait une armée d’ombres dans la cour des miracles de la place du marché. Une armée de figurants, interchangeable, réduite à la simple et unique fonction de figurants sur la scène de la comédie que l’ensemble jouait. Une armée de morts-vivants, se passant à tour de rôle et pour un court instant la frêle bouée d’une réalité qui se dérobe, à portée de main mais pas assez attrayante.  Aussi faisaient-ils tout pour s’en débarrasser dès lors qu’ils avaient respiré la dose de chagrin moulue et torréfiée  qu’ils boiraient jusqu’à la lie, même au delà, même après. Triste apprêt qu’ils endossaient avec la fierté des va-nu pieds, l’insolence des gueux, la joie des fous à lier. Ils se savaient enviés par ce qu’ils dégageaient malgré eux : ce sentiment rare d’aborder la rive dangereuse du ridicule en donnant de la voix.

Tout le monde à part eux chuchotait, ils n’avaient peur de rien.  (…)


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Sophielucide 370 partages Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Dossier Paperblog

Magazines