Elle l’a hurlé. Elle est certaine de l’avoir hurlé. Hurlé.
« Non. »
« Non ! »
« NON ! »
Elle l’a hurlé. Enfin elle pense l’avoir hurlé. Elle se demande si elle ne l’aurait pas plutôt murmuré, tétanisée par l’angoisse qu’elle était. Et qu’elle est toujours. Mais qu’importe, murmuré, hurlé ou pleuré, non c’est non. Non ?
Quoi qu’elle ait dit ou fait, cela n’a servi à rien. Il continue. Il fait comme s’il n’avait pas entendu ce « non ». Il l’a entendu pourtant, elle le sait. Et elle le lui a également dit avec ses yeux noirs de rage, lorsque leurs regards se sont croisés. Mais il continue. Cela doit bien faire dix secondes que le véritable calvaire a commencé maintenant. Dix secondes qu’il est là, collé à elle. Dix secondes qu’elle vit l’enfer. Sensation que ces dix secondes durent depuis dix heures.
Elle se demande ce qu’elle a bien pu faire ou dire pour en arriver là. Voilà, elle culpabilise. Comme si elle était responsable de quoi que ce soit. Dix secondes d’enfer, c’est court et pourtant cela lui paraît être une éternité. Elle sait déjà que ce sera son éternité.
Comme elle s’en veut de l’avoir laissé s’approcher d’elle, malgré tout. Cet excès de confiance en autrui, de confiance en tout, on lui a toujours dit que ça la perdrait. Et bien voilà. Voilà à quoi ça l’a menée. A quoi ça la mène… A être coincée sur ce canapé avec lui et à subir ce corps lourd et puissant sur le sien. Et cette bouche. Cette bouche qui ne cesse de l’embrasser. De la posséder. D’abord délicatement. Puis plus brusquement, car elle ne répond pas à ce baiser qui la répugne. Elle garde les lèvres closes, tente de le repousser, de le gifler, de le griffer. Alors il se fait plus pressant, il menotte ses deux mains de sa propre main gauche et, de sa main libre, il coince son visage contre le dossier du canapé. Et sa langue la force à écarter les lèvres, puis les dents. Elle a beau lutter, secouer la tête, il est plus fort qu’elle. Il le sait. Elle le sait. Alors il continue, tout-puissant. Et sa langue ne cesse de farfouiller en elle, au point de l’étouffer. Elle reste stoïque, espérant qu’il se lassera de cette immobilité soudaine. Lutter ne sert à rien. Elle feint l’indifférence la plus totale. Un instant, elle pense avoir gagné. Il se recule enfin. Elle retient une nausée à la vue de ce visage, de ces lèvres qui ont déjà transgressé son intimité. Elle hurle à nouveau « non » en tentant de le repousser. Elle hurle ou elle murmure, elle ne sait plus. Mais il recommence. Elle a perdu.
Il se presse tellement contre elle qu’elle sent son érection. Dégoût. Comment peut-il à ce point avoir envie de moi alors qu’il me répugne ? Comment est-ce possible ? Est-ce cela, être un homme ? Elle sait alors qu’il n’en restera pas là. Il n’est pas venu pour un simple baiser, fût-il forcé. Il en veut plus. Il veut ce qui lui appartient. Ce qu’il pense lui appartenir. Lutter ne servira à rien. Se tenir coite non plus. Qu’importe son attitude. Il est là pour se servir. Et il se sert. Elle réitère son « non » d’une voix qu’elle veut ferme mais qu’elle sait inintelligible. Elle le pense, ce non. De tout son cœur. Chacune de ses cellules le pense. Mais il ne l’entend pas. Il refuse de l’entendre. Alors, tout en continuant à l’embrasser goulûment, il remonte petit à petit sa longue jupe immaculée, dont le bord vient caresser son nez. Dans cet enchevêtrement de bouches, de langues et de tissu, elle étouffe de plus en plus. Mais il s’en moque et pousse des gémissements de plus en plus rauques. L’excitation le transforme en bête. Elle se surprend à espérer maintenant qu’il ne la tue pas. Jusqu’à cet instant, elle espérait encore qu’il réalise ce qu’il était sur le point de faire, qu’il se reprenne et disparaisse de son appartement et de sa vie. Maintenant, elle comprend qu’il n’en sera rien. Elle veut juste ne pas mourir. Survivre à cet enfer. Il n’a cure de ses pensées et de ses angoisses. Il n’en a sans doute même pas conscience, tout occupé qu’il est à tenter de lui ôter son slip, avec une seule main, la seconde tenant toujours en tenaille les mains de sa victime. Car c’est bien ce qu’elle est, sa victime. Et tandis que, parvenu à ses fins, il la pénètre brutalement dans un souffle long d’extase, elle ne pousse pas un cri. Elle ne bouge plus. Ne réagit plus. Ne ressens plus rien. Elle fait le vide dans sa tête. Elle oublie le poids de ce corps puant la sueur et le sexe sur elle. Elle oublie ce va et vient douloureux en elle. Elle oublie qu’il continue à l’embrasser, encore et encore, comme si son vagin ne lui suffisait pas. Elle se coupe de toute sensation physique. Elle déconnecte son cerveau. Ou plutôt son cerveau se déconnecte, sans qu’elle ait à faire quoi que ce soit. Ses pensées se libèrent de son corps, afin de ne plus rien ressentir. Rien du tout. Rien.
Et elle se souvient. Elle part dans ses pensées. Son corps est comme mort, déjà. Il n’existe plus.
Elle se souvient de cette émission sur les agressions sexuelles, qui expliquait ce phénomène de repli, causé par une si grande angoisse. Pas de l’indifférence à la souffrance subie, non, un repli pour survivre. Pour ne pas mourir d’avoir trop peur. Pour que l’organisme tienne le coup. Elle se souvient qu’elle devra faire une thérapie, si elle s’en sort, afin d’évacuer cette réaction de son organisme. Sinon, elle le revivra encore et encore et encore, à chaque stress, de plus en plus, jusqu’à la dépression.
Elle se souvient de ce film, « The accused ». De Jodie Foster, victime transformée en coupable parce qu’elle avait bu. Et dansé. Et porté une mini-jupe dans un bar. Elle aussi est en jupe. Et elle l’a laissé entrer. Que vont-ils dire ? Que vont-ils penser d’elle ? Personne ne va la croire, si elle s’en sort. Il dira qu’elle l’a aguichée. Même pas, il dira qu’elle était simplement consentante, en toute logique.
Elle se souvient de ce reportage sur l’opossum. Quand il a peur, l’opossum fait le mort, espérant que son agresseur se lassera de ce pseudo cadavre. Elle étouffe un petit rire, bien malgré elle. Comment peut-elle penser à l’opossum dans de telles circonstances ? Elle espère qu’il n’a pas entendu son rire, qu’il était dans sa tête uniquement. Pourvu qu’il n’ait rien perçu. Je ne ris pas à cause de ce que tu me fais, sale ordure, j’espère que tu le sais, salopard. Après le rire, la colère. Faire l’opossum. Rester calme. Jouer la morte. La docile. Afin que tout se termine. Afin qu’elle s’en sorte. Qu’il la laisse en vie, c’est tout ce qu’elle souhaite pour l’heure : ne pas mourir.
Ignorant tout des pensées qui la traverse, il continue sa besogne, calmement. Elle ne bouge plus, alors il relâche son étreinte et profite de sa main à nouveau libre pour la caresser en gémissant. Puis, enfin, après quelques minutes pour lui, une éternité pour elle, il pousse un dernier râle, émet un dernier soupir, exige d’elle un dernier baiser et se retire, satisfait. Elle ne bouge toujours pas. Ne le regarde pas. Il rajuste son slip. Emet un petit rire sec. Satisfait.
Durant de longues minutes, ils restent là. Lui, repu, avachi sur elle de tout son poids. Elle tétanisée par l’angoisse. Nul ne bouge. Le silence est lourd. Elle attend qu’il s’éloigne. Elle veut qu’il s’éloigne. S’il ne s’éloigne pas, elle en mourra, elle le sent. Mais elle n’ose pas bouger. Alors elle attend. Et repense à son cerveau bloqué, à The accused, à l’opossum. Ça tourne en boucle dans sa tête, cerveau, The accused, opossum, cerveau, opossum, The accused, opossum, cerveau, The accused. Mais il ne bouge pas. Il ne bouge plus. Pourvu qu’il ne se soit pas endormi, pense-t-elle. Attendre.
Puis, il se lève enfin. La toise de toute sa hauteur. Lui jette un regard possessif. Elle ne le voit pas. Elle n’ose pas lever les yeux sur lui. Elle veut juste qu’il disparaisse. Vite.
« Je vais prendre une douche », dit-il.
Il s’éloigne d’elle, enfin.
Arrivé à la porte qui mène au hall de nuit, il se retourne, la regarde à nouveau et ajoute « je t’aime ».
Puis il disparait dans la salle de bains.
Elle n’a pas bronché, pas bougé, pas levé les yeux. A peine un léger sursaut lorsqu’elle a entendu « je t’aime ». Elle attend que la porte se ferme. Elle attend que le jet de la douche se fasse entendre. Elle n’a fait que ça jusqu’à présent, attendre. Une fois qu’elle est sûre d’être hors de sa portée, elle saisit son gsm, rajuste comme elle peut ses vêtements chiffonnés et quitte l’appartement. Elle est nu-pieds, mais elle s’en moque. S’éloigner. Mettre le plus de distance possible. Elle se réfugie dans les caves de l’immeuble et compose le numéro d’appel d’urgence.
A la voix qui l’interroge sur la raison de son appel, elle précise « c’est pour… pour … un viol ».
Elle écoute les instructions qui lui sont données, acquiesce régulièrement de la tête, communique son adresse pour l’ambulance puis ajoute en réponse à la dernière question de son interlocuteur : « Oui, je le connais. C’est mon mari. »
(Je n'étais pas supposée publier ce texte ici, je l'ai proposé sur Mymajorcompanybook pour le concours de nouvelles que je ne gagnerai pas, j'ignorais qu'il serait visible des internautes en fait. Etant donné qu'il l'est, je m'en voudrais de ne pas vous le faire lire, chers lecteurs chéris. A noter que la version publiée ici est intégrale, celle de MMCB étant plus petite.)