Sacha plaça la carotte, recula de deux pas pour admirer
le résultat. Encore un de fait. Il remit ses gants. Un bonhomme de Noël, ça se
travaille à la main, c’est comme une pâte qu’on fait lever et qu’on flatte pour
qu’elle devienne un beau pain blond. On n’a jamais vu un boulanger pétrir avec
des moufles, quand même !
Il passa dans la cour suivante. Elle avait moins souffert que les autres, mais
il hésita au moment de commencer et fit une rapide prière : qu’allait-il
trouver cette fois-ci sous la neige, une grenade pas encore explosée, un corps
déchiqueté ? Il se débarrassa de sa kalachnikov, sortit une bouteille de vodka
de son havresac, but une longue rasade et croqua un bout de carotte pour calmer
la brûlure de son estomac. Tant pis, sa prochaine sculpture aurait le nez
cassé…
Quand il eut terminé son ouvrage, il s’accroupit et alluma une cigarette. Dans
la brume du soir qui tombait il laissa son regard errer sur les façades
muettes. D’un balcon dévasté pendait une luge. Il devina, derrière une fenêtre
intacte, un visage collé à la vitre couverte de givre. Il ressortit la
bouteille et l’agita dans la direction du survivant. Et se mit à siffloter. Un
vieil air de par chez lui, à Irkoutsk, qu’on chante à Noël pour la
veillée.
Djaffar apparut en haut des marches. Du pied, Sacha repoussa plus loin la
mitraillette et lui fit signe d’approcher. L’adolescent, grelottant dans sa
veste ouatinée en haillons, s’assit près de lui. Il but avec avidité au goulot
et sortit de sa poche un vieil oignon noirci qu’il offrit à Sacha. Ils
demeurèrent ainsi silencieux, buvant à tour de rôle, abîmés dans la
contemplation du bonhomme de neige. Lorsqu’il fut temps pour lui de rejoindre
son unité, Sacha se leva et, tapant des pieds pour se réchauffer, lança :
« Joyeux Noël, gamin !
– Joyeuse Paix, le Russe ! », répondit le jeune Tchétchène et ils se
séparèrent.
Par Michèle Krakowski pour Réforme