Prix Médicis 2010 éclatant à Maylis de Kerangal. Avec Naissance d’un pont, la romancière figurait sur quatre listes. Elle a fait l’unanimité. Doublera-t-elle la mise avec le Goncourt, comme Andrei Makine la tripla en 1995 (Médicis, Goncourt et Goncourt des lycéens), ou Michel Houellebecq y aura-t-il enfin droit ?
C’est l’un des plus beaux romans français de l’année qui a été couronné par le Prix Médicis, alors que le Médicis « étranger » revenait à l’auteur américain David Vann, pour Sukkwan Island (Gallmeister), et le Médicis « de l’essai » à Michel Pastoureau, pour Les couleurs de nos souvenirs (Seuil).
Avec son septième livre, Maylis de Kerangal, qui a passé par l’édition (chez Gallimard puis à l’enseigne « jeunesse » du Baron perché, qu’elle a créé), s’est déployée dans les grandes largeurs d’un « meccano démentiel », ainsi qu’elle qualifie elle-même le chantier pharaonique « scanné » par son roman. Or ce qu’il faut préciser aussitôt, c’est que cette épopée technique relatant la construction d’un pont autoroutier reliant la ville de Coca (dans une Californie imaginaire et hyper-réelle à la fois) et la forêt, par-dessus un fleuve, n’a rien de mécanique précisément : c’est une aventure humaine «unanimiste» aux personnages admirablement présents et nuancés, âpres et émouvants. De Georges Diderot le chef de travaux rodé sur les gros œuvres du monde entier, à Summer la « Miss béton » française ou Katherine l’ouvrière mal barrée en famille , en passant par Sanche le grutier portugais, Mo le Chinois, Soren l’assassin en fuite, Seamus le rescapé de la General Motors ou le Boa, maire mégalo de Coca, entre autres, toute une humanité cohabite, avec peine et parfois violence, tandis que les oiseaux migrants provoquent une grève technique au dam des financiers nargués par les écolos…
Méticuleusement documenté, sans être un reportage pour autant, Naissance d’un pont est en outre un acte d’écriture romanesque tout à fait novateur, quoique pur de tout effet « avant-gardiste », brassant les langages d’aujourd’hui dans une polyphonie jouissive.
Construit avec autant de vigueur que de sensibilité musicale, très rythmé et très sensuel à la fois, poreux à l’extrême, le roman de Maylis de Kerangal jette enfin un pont vers l’avenir de la littérature française en perte de souffle, avec 300 pages qui en évoquent 3000 « compactées », très denses par conséquent mais très lisibles – un rare bonheur de lecture !
Maylis de Kerangal. Naissance d’un pont. Verticales, 316p.