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La guerre des handicapés

Publié le 04 novembre 2010 par Cochondingue

Je vais vous dire, je n'ai même pas pu profiter de ma grossesse...
Enceinte de 6 mois je commençais à peine à avoir du ventre, alors dans le métro ou le bus personne ne me proposait sa place. Je restais debout, écrasée entre deux aisselles malodorantes et une haleine putride. Stoïque, malgré une irrésistible envie de vomir, je me glorifiais en moi-même de ce statut d'héroïne méconnue et de future mère courage.
A 8 mois1/2 de grossesse, la question ne se posait plus. Je me traînais comme les autres femmes enceintes arrivées presque à terme, gravissant chaque marche du métro comme on gravit l'Everest, le ventre au bord de l'implosion, la vessie de la taille d'un Carambar, les autres organes casés on ne sait où, un poumon peut-être coincé ici et l'estomac peut-être là. La grossesse offre pas mal de désagréments, mais je me disais qu'au moins dans les transports en commun, quelques bonnes âmes se dévoueraient et me céderaient leur place. C'était sous-estimer l'égoïsme du Parisien de base, qui détourne le regard pour se plonger dans la contemplation d'un repli de sa chaussette.
Bref, c'était une de ces journées pas tout à fait comme les autres, puisque ce jour-là il restait miraculeusement une place sur le banc de l'abribus. Je me suis assise à côté d'une octogénaire. Plus loin, d'une démarche titubante, un vieux boiteux claudiquait vers nous, brandissant sa canne, manifestement prêt au combat.

La situation était complexe. Il ne restait plus de place sur le banc et nous pouvions tous trois revendiquer un siège. Au jeu des chaises musicales, qui de la femme enceinte, de la personne âgée ou de l'handicapé allait perdre et rester debout ?
L'oeil exorbité et la bouche baveuse, le vieil homme n'inspirait ni la sympathie, ni la pitié qui auraient pu me faire céder. Sa canne tournait et frappait à droite et à gauche dans une tentative d'intimidation un peu vaine.
J'ai fait l'Indochine, moi madame ! Semblait-il crier silencieusement. Je me suis battu pour la France, j'ai perdu trois orteils dans les tranchées, j'ai bouté les Boschs hors de Paris, je suis un vétéran de la guerre, un vrai de vrai !
Et paf, le voilà qui plante sa canne dans le pied de l'octogénaire. Et paf, le voilà qui s'assied sur le ventre de la femme enceinte. Sur mon ventre, quoi !
Mayday, mayday ! Mon utérus se contracte. C'est qu'il va me faire accoucher avant l'heure, l'enfoiré !
Et qu'est-ce que je dirais à ma petiote plus tard ?
"Tu vois, ma chérie, tu es né par une belle journée d'automne, entre les cuisses de ta mère et le gros cul d'un mutilé de guerre."
Non, y'a un truc qui ne va pas, cette histoire ferait tâche sur le bel album de famille où j'ai déjà collé de jolies paquerettes et des lilas séchés...
L'octogénaire, elle, avait fait un vol plané et s'était plantée contre un des pans de l'abribus. Elle était peut-être morte, mais l'essentiel n'était pas là. Il fallait que moi je survive et surtout que j'assure ma descendance. Imaginons une seconde que mon enfant devienne plus tard la future Sarah Connor. Est-ce que je pourrais décemment priver l'humanité d'une véritable héroïne, d'une combattante de la liberté, de la nana qui a vaincu Terminator ? Non, soyons sérieux, tout cela n'est pas envisageable.
Quand j'ai enfin réussi à me dégager, j'ai fait un rapide état des lieux : pas de perte des eaux, pas de contraction, pas de fracture. On l'a échappé belle, bébé Sarah Connor.
Le passant innocent ne se rend pas compte de la guerre terrible qui se joue entre handicapés. Les places prioritaires des bus et des métros sont l'enjeu des combats les plus violents, de coups bas et d'attaques fratricides. Pas plus tard que la semaine dernière, une femme enceinte de 6 mois m'a bousculée violemment pour se ruer sur une place libre.

L'homme est décidément un loup pour l'homme et la femme enceinte une vraie garce pour la femme enceinte (quant aux mutilés de guerre, je n'en parle même pas).


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