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Claudia Rankine, Si toi aussi tu m’abandonnes

Publié le 05 novembre 2010 par Angèle Paoli
Claudia Rankine, Si toi aussi tu m’abandonnes,
José Corti, Série américaine, 2010.
Traduction Maïtreyi et Nicolas Pesquès.



NYC 1
Ph., G.AdC

DON’T LET ME BE LONELY

  Tout écrit est une « sorte de performance », confie dans une interview la poète jamaïcaine Claudia Rankine. Coéditrice avec Lisa Sewell de l'anthologie poétique American poets in the 21st Century: The New Poetics, Claudia Rankine, qui pense davantage en termes d'écriture qu'en termes de genre, s'inscrit dans la continuité de ses prédécesseurs. Elle ancre ses textes dans la modernité du « documentary poetry », écriture inventée de longue date outre-Atlantique et abondamment pratiquée depuis William Carlos Williams, pour ne citer que le poète de Paterson.

  Déconcertante est, à première approche, la « performance » américaine Don't let me be lonely. S'agit-il d'un essai sur le cinéma américain, d'un roman d'amour-guimauve ou d'un traité de médecine ? Aucune mention particulière n'accompagne le titre de la première de couverture, titre traduit en français par Si toi aussi tu m'abandonnes. Au lecteur de siffloter librement le célèbre air de High Noon (Le train sifflera trois fois) : « Do Not Forsake Me, Oh My Darlin », ou au contraire de décider librement, selon le vœu de Claudia Rankine, de la catégorie dans laquelle ranger ce curieux « objet d'Amérique ». En revanche, la quatrième de couverture ramène le lecteur vers d'autres pistes de lecture. « Documentary poetry ». Expression singulière, parce que paradoxale, qui oriente dans le même temps du côté du documentaire et du côté de la poésie. Quant à la page de titre, elle précise « Ballade américaine » (an american lyric). L'ajout de ce sous-titre, qui conforte le choix du titre effectué par les traducteurs (Maïtreyi et Nicolas Pesquès), confirme que l'ouvrage s'inscrit bien dans la tradition littéraire de la « ballade », genre poétique ancien qui privilégie la forme brève et s'accompagne de musique.

  À l'intérieur du livre, les schémas explicatifs du corps humain avec organes et systèmes électriques intégrés alternent avec des textes de longueur, de typographie et de présentation variables ; les poèmes sur la solitude alternent avec les images de films en noir et blanc ― La Horde Sauvage de Peckinpah, Fitzcarraldo avec en gros plan, le visage douloureux de Klaus Kinski ―, de radiographies et de photographies, de documents d'archives divers. Les deux directions antithétiques ― documentaire et poésie ― semblent pouvoir coexister et se compléter. Au fil des pages, l'ouvrage, ponctué chapitre après chapitre d'un écran vide, en grisé noir et blanc, mixe images télévisuelles et slogans publicitaires, listes de laboratoires et posologies de médicaments. Mais l'essentiel du texte peut être assimilé à un récit autobiographique constitué de morceaux reliés entre eux par un même questionnement sur la mort. Déclinée tout au long des pages, la mort est sans doute le protagoniste essentiel de cette étrange ballade au cœur de l'Amérique des années Bush. La mort tisse sa toile et étire ses ramifications à travers les formes différentes qu'elle prend au cours d'une vie, pour les autres et pour soi-même : mort accidentelle, mort consécutive à la maladie, mort associée au meurtre et à la peine de mort, mort généralisée dans la tragédie du World Trade Center. La mort est toujours violence, assortie d'absurde, de douleur, de larmes, de chagrin, de désespoir, d'incompréhension. « Où va ce genre de chagrin », interroge la poète. Et Paul Celan de lui souffler à l'oreille :

  « Toutes ces formes de sommeil, cristallines
  que tu revêtais
  à l'ombre du langage
  je leur infuse mon sang

  ces lignes d'images, je
  dois les garder
  à l'abri des veines-fissures
  de ma connaissance

  mon deuil, je le vois,
  passe dans ton camp. » *


NYC 2
Ph., G.AdC

  La mort est le fil conducteur de Si toi aussi tu m'abandonnes, objet constant chez Claudia Rankine d'une perplexité qui alimente sa réflexion. Ainsi du premier fragment, ouvert sur le passé et l'enfance de la narratrice, qui donne le ton :

  « Il fut un temps où je pouvais dire que personne n'était mort parmi ceux que je connaissais bien. »

  La présence du « je » qui questionne l'environnement médiatique et médical qui est le sien, culmine dans le dialogue de Claudia Rankine avec son éditrice :

  « Mon éditrice me demande de lui dire exactement ce que le foie signifie pour moi [...]. Je comprends que ce qu'elle veut est une explication des liens mystérieux qui existent entre un auteur et son texte. Si je suis présente en tant que sujet, quelle est ma responsabilité vis-à-vis du contenu, de la valeur de vérité, des mots eux-mêmes ? Est-ce que « Je » égale moi ou bien ce « je » ne fait-il qu'embrayer pour passer d'une phrase à l'autre ? Devrais-je dire nous ? La voix n'est-elle pas plurielle si j'en prends la responsabilité, qu'est-ce que mon sujet signifie pour moi ? »

  Tout au long des différents fragments qui composent un même chapitre, Claudia Rankine interroge les médias, coupures de journaux, films, panneaux publicitaires, journal télévisé... responsables, selon la poète, des graves dépressions qui affligent le téléspectateur américain. Dont elle convient qu'elle fait aussi partie.

  « La nuit je regarde la télévision pour trouver le sommeil, ou bien je regarde la télévision parce que je ne le trouve pas. »

   Ou encore :

  « Il y a des nuits où je compte les publicités pour les anti-dépresseurs. Si la même publicité se répète, je la compte quand même. Ça me paraît normal que les laboratoires pharmaceutiques fassent de la publicité au milieu de la nuit quand les gens sont moins distraits et à même d'être mieux et très précisément à l'écoute de leur corps apeuré et des angoisses qui les accompagnent. »

  Elle-même assujettie à la tyrannie du petit écran et à la surconsommation abusive des médicaments, Claudia Rankine dénonce, non sans humour ou ironie, la vacuité consternante des messages télévisuels en même temps que la vacuité tragique qui règne sur les vies. Or la vie n'est pas un spectacle et « un homme qui crie n'est pas un ours qui danse ». Il est temps pour chacun de devenir acteur de sa propre vie. Ainsi parle Aimé Césaire dans l'exergue qui préside à l'ouverture de Don't let me be lonely. À quoi répond en écho, émouvante et généreuse, la conclusion de Claudia Rankine :

  « Pour faire en sorte que quelque chose soit donné, une main doit se tendre et une autre recevoir. Nous devons tous deux être ici dans ce monde dans cette vie à cet endroit pour dire la présence de. »

  De cette traversée dans le temps et dans les formes, quelque chose étreint, qu'il est difficile de définir. Originale et riche, « la ballade américaine » de Claudia Rankine est singulièrement émouvante. Drôle aussi derrière le tragique têtu de l'existence.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli

* Paul Celan, « Toutes ces formes endormies » (« Alle die Schlafgestalten ») est extrait du dernier livre de Celan, Zeitgehöft, publié en 1976 (trad. fr. : Enclos du Temps, Éditions Clivages, 1985, non paginé. Traduction Martine Broda).
Si toi aussi tu m'abandonnes 3



CLAUDIA RANKINE

Claudia Rankine

Source

■ Claudia Rankine
sur Terres de femmes

→ « Mahalia Jackson Is A Genius » (extrait de Si toi aussi tu m'abandonnes)

■ Voir/écouter aussi ▼

→ (sur Poets.org) une biographie de Claudia Rankine
→ (sur le site de José Corti) une fiche sur Si toi aussi tu m’abandonnes
→ (sur YouTube) Claudia Rankine Speaks on Great Poems



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