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Comme un acte salvateur

Publié le 08 novembre 2010 par Jlk

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L'Epistole

de Sébastien Meyer

Le soleil n'éclaire encore que le toit. La lumière est transparente, le ciel bleu, bleu infini, bleu d'une aube froide et immobile. Pas un oiseau, tout est figé dans une lumière blanche. Dans la cour intérieure de l'immeuble, les volets commencent à s'ouvrir. Là, au dernier étage, une femme fume seule à sa fenêtre sa première cigarette. Elle a le regard encore empêtré dans ses rêves, légèrement flou, pensif. Les traits boursouflés et les rides obèses.

Bob Dylan souffle un air d'harmonica qui me donne une impression d'éternité. Le sentiment que le temps n'est plus, ni l'espace d'ailleurs. Où suis-je? Quelle importance, finalement? Cet instant, photographie d'un monde qui se réveille dans le froid, de l'inertie à peine brisée de cette cour intérieure par quelques volets rouges qui ouvrent les appartements sur le monde, ressemble fort à cette minuscule cassure, cette toute petite faille dans le déroulement des jours, des vies, des banalités, des quotidiens. Le sentiment d'absurde et ridicule petitesse de nos âmes se reflète sur le bleu infini de ce ciel pur hivernal.

Hier soir, alors que je veillais dans ce foyer thérapeutique glauque où des êtres en souffrance errent sans but ni victoire, j'ai virtuellement prêté le flan à la condescendance de quelques universitaires cultivés, j'ai expliqué à un alcoolique comment il pourrait économiser s'il se mettait aux clopes à rouler, j'ai regardé passer la nuit avec lenteur, poussée par un vent glacial qui trahissait l'isolation désastreuse de cette bâtisse croulante. Je suis rentré au matin, filant dans une ville endormie et engourdie par le froid, et me voilà, à scruter le début de la vie de la cour intérieure de l'immeuble. La vie débute et moi je m'apprête à fuir, les yeux cernés par une nuit pas si blanche que ça, une nuit où le temps et moi ne semblions plus accordés, lui avançant trop lentement, se traînant d'heure en heure, me laissant dans une attente même pas contemplative.

Au matin la vie reprend et moi je la laisse filer, acceptant mon décalage, le fait de n'y être pas synchronisé. Et en fumant ma dernière cigarette avant de retrouver le sommeil, je vois l'absurde roulement des vies, de la mienne et des autres, l'affreux embourbement dans ce quotidien, fallacieux sentiment d'avoir un sens, je sens en moi l'envie de ne plus me débattre, mais de déclarer forfait, vraiment, un forfait intellectuel et émotionnel. Ces matins clairs poussent au sentiment d'abandon, l'anéantissement de tous nos manques moteurs, l'envie de n'être rien, puisque de toute manière on n'est déjà pas grand chose.  Le vide remplit la cour intérieure, le vide refuse les notes nostalgiques de Dylan, le vide résonne, se jette sur moi et m'assaille, dévoilant mon immobilité. Alors j'écris, face au vide, pour combler, un peu, encore, pour tenter, malgré tout, d'être prêt à vivre, pour faire ce que je peux. Je tente de saisir à nouveau l'évidence, la beauté de cette femme qui fume sa première cigarette pendant que je fume ma dernière, la clarté du mur d'en face ébloui par un soleil sans contestation, évident. Et tout le reste n'est que futilité.

J'écris, j'écris au Passe-Muraille, une lettre qui n'en est pas une, à un destinataire qui n'en est pas un, dont j'ignore tout, jusqu'à ce que je pourrais bien lui dire. Mais comme un acte salvateur, comme une évidence qui me sauve de la déchéance, j'écris quand même.

 

Cher Passe-Muraille…

 

Cette lettre de Sébastien Meyer au Passe-Muraille est à paraître dans le No 84, à l'impression.


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