Deux secondes manquantes

Publié le 10 novembre 2010 par Cecileportier

La première fois que j'ai bibacouché, ça a duré 6 minutes et 38 secondes. C'est deux secondes de moins que la norme mais ça m'a fait quand même drôlement plaisir. En plus, je n'étais pas seule. On était dix, même. Dix à faire les équilibristes chacun notre tour sur le fil souple des secondes, à tenter de faire porter notre voix sur des images. Et ce soir là, hier très exactement, j'ai vécu dans ce flux d'images et de paroles, si différentes, si fécondes, toutes. J'ai entendu des choses renversantes de beauté, de douleur, de folie douce et souriante, et me suis sentie proche, dans toutes ces étrangetés de paroles projetées, proches de ces autres lecteurs et passeurs. C'était une belle soirée.

Pour les très malchanceux qui n'y étaient pas, il y a quelques traces, que je vais tenter de collecter au fur et à mesure de leur mise en ligne, voir tout en bas de ce très long billet qui reprend mon propre bibakucha. J'aurais pu essayer de faire un diaporama avec ma voix enregistrée, mais non : ça vous évite mes euh euh, et ça m'évite bien des difficultés techniques. Je vous laisse imaginer la parole dans le silence (c'est ça la lecture un peu, non?)

J’ai sur moi plusieurs cartes de bibliothèque. Tout d’abord, j’ai quatre cartes bleues de la Ville de Paris, la mienne et celle de mes trois enfants. Trois des quatre cartes sont bloquées pour cause de retard au retour. Je ne sais pas quelle est celle qui fonctionne encore, je m’abstiens donc  d’y retourner.

J’ai aussi deux cartes de la BnF, tenues ensemble dans un petit étui plastique. Janus bifrons : moi en personnage au deux visages. Au recto, la carte pro qui me sert à badger, ça fait bip sous la machine 4 fois par jour. Au verso, la belle carte rouge de Chercheur, qui pour l’instant ne me sert à rien car je me promets toujours d’y aller bientôt.

Sur la carte pro, on me voit, photographiée par le service des badges, avec un cadrage assez particulier, qui donne l’impression que je suis assise à la table des grands sur une chaise trop basse. Ca laisse beaucoup de ciel au dessus de moi. Ce ciel, c’est le bleu des possibles offert par la Bibliothèque, pour moi jamais complètement actualisé

Car voilà : je suis, en matière de bibliothèque, très sévèrement multicarte, et depuis longtemps.  Malgré cela je n’ai toujours pas trouvé le moyen d’y entrer, ou d’en sortir dignement, sans amende et sans honte. Surtout, je ne sais pas comment on peut y rester.

J’ai cru longtemps que ma difficulté avec la Bibliothèque tenait à mon tabagisme, incompatible. Mais maintenant je ne fume plus, je nicotine, et c’est pareil. C’est toujours comme si, en bibliothèque, quelque chose refusait pour moi de prendre flamme, de se consumer.

Il y a dans la bibliothèque des mots étanches qui éteignent en moi un certain désir. J’entends corpus, compactus, je pense à mon frigo. J’entends abstract, troncature, je pense à pire que mon frigo. Je pense en tout cas à quelque chose de refroidi.

La question, la peur, c’est aussi le nombre. L’énormité de ce qu’il y a à lire me fait peur. La petitesse d’une vie à côté. Et puis surtout : Comment savoir dans tout ce stock quel livre est pour moi? L’immensité du ciel des possibles devient tout-à-coup un plafond très pesant.

Ma première bibliothèque : une bibliothèque en teck. Celle de mes parents. Dessus, quelques titres : Chiens perdus sans collier, l’Astragale, Le Cheval d’orgueil, d’autres encore mais pas beaucoup. Je n’ai pas vraiment lus ces livres mais j’aime bien ce souvenir, de ma bibliothèque en teck. On pouvait la voir d’un seul coup d’oeil.

Bien sûr, dans une vraie bonne grosse bibliothèque, les livres sont rangés en magasin, serrés en rayonnages, classés en cotation DEWEY, ce qui rend leur recherche plus facile, on peut tirer le fil. Mais lequel? Pour moi, la cotation DEWEY dit souvent non.

Parfois, des personnes bien attentionnées essaient de guider nos choix en proposant quelques têtes de gondoles bien choisies. Pour nous on thématise, on actualise. J’ai beau savoir que ce sentiment est injuste, mais cette bonne volonté me rappelle toujours quelque chose.

Quel livre est pour moi, dans une bibliothèque? Tous en principe, c’est-à-dire aucun. Ils sont rangés, étiquetés, ils attendent. De les savoir tous désignés, cela me les rend invisibles. De les savoir tous disponibles et neutres, cela me les interdit.

L’ordre et le classement, la cotation : c’est le langage commun et nécessaire. Je le sais. C’est de cela que naissent les chemins entre nous. On ne peut pas passer son temps à détruire Babel. Donc soit, il faut de l’ordre, du classement.

Mais en lecture je reste bêtement accrochée à la mystique de la rencontre inopinée, que tout préparait mais que rien n’organisait. Comme quand on tombe amoureux en croisant quelqu’un dans la rue.

Je suis contente pourtant que les bibliothèques existent. Je donnerai une bonne partie de ma vie pour cela, pour que les bibliothèques continuent d’exister. Pourquoi ? Parce que ce sont les bibliothèques qui détiennent les mots-matière. Et ça c’est un mot de bibliothéconomie que j’aime.

Mot-matière. Au delà de la signification technique, j’entends la contamination du monde par les mots, et vice-versa. Il m’est précieux que dans ces sillons très alignés d’autres que moi viennent s’ensemencer. Et qu’il y ait pour moi une récolte possible, comme en seconde main.

 

Les livres je les lis quand même, pas peu mais pas tant. Je les achète, je les emprunte, je les donne, je les prête, je les perds. Ma bibliothèque à moi grandit peu dans ce mouvement là. Je peux encore la voir d’un seul coup d’oeil.... Mais jamais bien longtemps.

J’ai tenté plusieurs classements dans cette bibliothèque, sans aller jamais au bout d’une logique, et parfois (toujours, en fait) le temps me manque pour ranger un livre autrement que dans un vide quelconque laissé par un autre livre entre-temps égaré. Si bien que je ne retrouve jamais un livre volontairement, mais seulement quand le hasard le veut.

C’est par hasard qu’en ce moment se cotoient ainsi Epreuves, exorcisme, d’Henri Michaux, et Le guide des Petits animaux des jardins et des maisons. Je pense à l’Araignée Royale, celle de Michaux qui n’est pas dans ce recueil. Je ne pense plus du tout à la bibliothèque, j’ouvre Michaux, et voilà que ma bibliothèque me parle, écoutez :

«Tandis que j’étais dans le froid des approches de la mort, je regardai comme pour la dernière fois les êtres, profondément.

Au contact mortel de ce regard de glace, tout ce qui n'était pas essentiel disparut.  

Cependant je les fouaillais, voulant retenir d'eux quelque chose que même le Mort ne put desserer.

Ils s’amenuisèrent et se trouvèrent réduits à une sorte d’alphabet,

...mais à un alphabet qui eût pu servir dans l’autre monde, dans n’importe quel monde.

Par là, je me soulageais de la peur qu’on ne m’arrachât tout entier l’univers où j’avais vécu.

Raffermi par cette prise, je le contemplais invaincu, quand le sang avec la satisfaction, revenait dans mes artérioles et mes veines, lentement je regrimpai le versant ouvert de la vie.»

Les autres Bibakucha : (quand on peut cliquer c'est que j'ai mis le lien vers les traces laissées par cette lumineuse soirée. Il en manque encore, et des indispensables...)

Pierre Ménard,

Alain Pierrot,

Kathie Durand,

Sereine Berlottier,

Philippe De Jonckheere,

Daniel Bourrion, 

Pierre Coutelle,

Dominique Macé,

Michel Fauchié

et sur twitter aussi, bien sûr.