Magazine Journal intime

Faille Spatio-Temporelle.

Publié le 09 janvier 2008 par Mélina Loupia
Lundi 7 janvier 1992, 5h. J'ai 18 ans depuis une heure. Copilote en rodage dort encore à côté de moi. Je n'ai pas dormi. Certains pédiatres disent qu'on revit les traumatismes de sa naissance. J'ai juste passé ma nuit à vomir l'angoisse du jour suivant. Je me lève et sans bruit, automate de chair et d'os, je m'habille. Mon vieux jeans porte-bonheur, mon gros pull en laine et ma doudoune. J'avale un café que je partage avec la cuvette des toilettes, et mon sac à dos sur l'épaule, je sors doucement. Il gèle à pierre fendre dans ce Vallespir, la nuit est claire et je cherche dans le ciel la fameuse bonne étoile qui doit me porter chance et réussite pour l'avenir. La tête me tourne, j'ai l'estomac vide comme elle. Je marche sans trop de certitude à la recherche du premier Abribus que la compagnie de transport avait eu bien du mal à localiser l'avant veille. Je note une fois mon but atteint qu'il me faudra me lever bien plus tôt car le bus est là. Bondé de gens et de sommeil. Je montre tremblante l'attestation au chauffeur qui ne détourne même pas le regard de ses ongles pour constater que ma nouvelle carte sera disponible dans les prochains jours, mais que j'ai l'autorisation d'être prise en charge par ses soins. Je m'assieds seule contre la vitre et je tente malgré toute l'angoisse que je contiens, d'achever ma nuit comme tous les autres. Mais je ne suis absolument pas sûre que la ligne soit directe et me mène jusque devant le portail du lycée que j'avais quitté malgré moi 2 ans auparavant. La 2nde12. 5 mois de découvertes. Le début de l'émancipation scolaire. Les amis laissés au passage après le brevet, que les parents avaient préféré "mettre" dans un établissement plus côté de Perpignan, après bien des tracasseries et entorses administratives. Les nouvelles têtes. Les voix des garçons qui ont perdu une octave entre juin et septembre. Les hanches et les yeux des filles qui se sont embellis. Et les nouveaux, les exportés, les sport-études de l'Espagne toute proche. Les techniques peu fréquentables. Les terminales blasés. Les premières déjà sur les rangs du bac français. Le bruit, l'odeur de chocolatine du camion-snack posté à côté du portail. Caroline, qui se perd déjà dans la foule, qui est sur le point de me la voler. L'angoisse et le plaisir qui se mêlent. J'étais pétrifiée de peur et grisée de liberté. Mais ce matin tout noir, dans ce bus rempli d'inconnus sourds et muets, personne n'est là pour me guider, je suis grande et seule. Je serre encore plus mon sac à dos contre mon ventre pour masquer les tremblements. Le bus s'arrête au terminus. Il semblerait qu'on soit à la gare routière. Je laisse le véhicule vomir la totalité des passagers, peut-être un lycéen coutumier des lieux que je vais pouvoir suivre? Personne. En sortant, des dizaines de bus alignés en épi. Une chance sur 50 que l'un d'eux m'amène au Clos Banet, à l'autre bout de la ville. Sur les panneaux, les plans et indications d'horaires ou de correspondance sont effacés ou déchirés. Les gens de la ville ont l'habitude. Le guichet de renseignements n'est pas encore ouvert. Il est 7h15. L'idée de questionner les gens me terrifie. Je les vois tous s'agiter, aller, venir, rire, fumer, manger, dormir encore un peu assis par terre, s'embrasser. Au bout d'une allée, l'avant-dernière, un bus dont l'inscription défilante vient d'afficher "Castillet - Massilia - Canet." Ce ne peut être que le mien. Je monte. Je n'ai pas le courage de demander au chauffeur s'il va bien au lycée. Tous ont l'air de savoir où ils vont. Certains n'ont même pas 15 ans et l'assurance dont ils font preuve réduit mon courage à néant. Quand le bus s'arrête devant le Castillet, je vois toute l'adolescence catalane descendre. Je la suis. Un bus de ville s'empare de nous et nous dépose au Ruben's, un bar-tabac. L'engin se vide. Je descends. Le troupeau de jeunesse intrépide s'engouffre dans le café. Je fais 360 degrés avec mes yeux, nulle part, sur aucun panneau, le lycée n'est indiqué. Juste à quelques centaines de mètres, une petite brasserie, "La récré". Lorsque je m'y rends, elle est vide. L'odeur du café est encore bien présente et adoucit la nicotine en suspension. Ca sent le lycéen. Je suis rassurée. La dame blonde, extrêmement maternelle me prend sous son aile. "Le pauvre chaton perdu dans les rues va s'asseoir, boire un café, fumer la clope qu'elle serre dans sa petite main gelée et va aller en cours. -Pas le temps. -Si, il est plus de 9 heures, tu as le temps chaton, tu es blanche comme un linge et tu trembles. Alors, c'est ta première rentrée? -Non, la deuxième, j'ai fait une partie de ma seconde ici, et mes parents ont déménagé sur Le Boulou, j'ai passé jusqu'au début de l'année au lycée de Céret. -Ah, Déodat de Séverac, j'y ai été interne! Quel bel endroit convivial, une vraie pension de famille. -Qui a bien changé, c'est un peu pour ça que je reviens au Clos pour le bac. -Ma fille, tout a changé ici aussi tu sais, aujourd'hui Charles Blanc et le Clos sont dans la même cour, ça se bat, ça rackette, ça sèche... Mais si tu veux bosser, tu peux. -Je ne sais plus si je le veux tant que ça. 3h de bus avant d'arriver, ça fait un peu lourd tous les jours, je travaille en extra dans un restaurant le week-end et je donne des cours de soutien tous les soirs en rentrant. -Mais ma fille, tu as un bus qui démarre de Céret à 7h tous les matins, et tu peux en courant choper la navette de la gare des bus jusqu'ici. Allez, finis ton café et vas voir le Proviseur, on peut pas tout savoir, surtout si on demande rien à personne. Allez nine, adeu." Je passe le portail repeint. Le camion n'est plus là. Un énorme bâtiment flambant neuf, la médiathèque, cache la cour en ciment. A droite, toujours ce maudit stade. Cette année, je n'y mettrai pas une semelle, je suis dispensée de sport. A gauche, l'administration, vieille, décrépie. C'est la première fois que je m'y rends. L'angoisse monte en même temps que les escaliers sombres. "Bonjour mademoiselle, vous êtes en retard. -Bonjour, je vous prie de bien vouloir m'excuser, je ne connaissais pas le trajet. -Tachez à l'avenir de vous tenir au courant. Prendre un bus n'est pas compliqué. -Un non, 4, c'est moins évident. -Vous allez devoir motiver votre départ du lycée de Céret pour que je justifie de votre admission auprès de mon Conseil, alors je vous invite à la plus grande modération quant à vos propos, ce n'est pas sous le prétexte d'avoir son tonton prof de français chez moi que tout vous est acquis, du haut de vos 18 ans. -Tout ce que je peux vous dire, c'est que je vous ai quittés à regret voici 2 ans et que j'espère en juin prochain le faire de mon plein gré, avec le bac en poche. -Je vois que l'oral est votre point fort, notamment en langues, would you mind  to explain me more about your wishes? -I just would be glad to be graduated in this place. -TB2, salle 201, justement, cours d'anglais, je vous conseille d'excuser votre retard dans la langue de Shakespeare." Il me tend le petit billet rose et désigne la porte de sortie, sans se lever. De mémoire, sans trop hésiter, je trouve le cours d'anglais. Il est 10h passées, je suis à bout de forces et de nerfs. "Hello, have a chair and tell us more about you. -Mélina!" Ils m'avaient tous reconnue. Je venais de retrouver ma 2nde12, intacte, enseignante comprise. On avait tous choisi la même section en vogue à l’époque, économie, bac moyen par excellence, ouvrant toutes les portes. On y avait tous cru. En un souffle d'air, de temps, de sourires, de vie, j'étais devenue comme les autres, celles et ceux qui se lèvent à 7h, prennent le bus, la navette, la clope, la chocolatine, le café, le sac sur l'épaule, le temps en cours, sans y penser, sans crainte. L'insouciance de mes 18 tout juste, qu'ils n'ont pas manqué de me souhaiter. L'aventure n'a duré que 4 mois, et je les ai à nouveau laissés sur les bancs, de mon plein gré certes, mais à 10 minutes du bac, ce matin de juin, juste avant l'épreuve de philo. J'ai gardé quelques contacts, mais surtout un souvenir intact de cette journée d'anniversaire, de renouveau. Mercredi 9 janvier. J'ai 34 ans depuis 10 heures. Copilote vient de partir à la ville changer les pneus de Troicencette avec Jérémy. Ils feront les courses. Nicolas fait ses devoirs dans sa chambre et Arnaud a préféré aller jouer dehors. Je ne fais pas la sieste. Certains  disent qu'on ne dort pas en sachant ses enfants dehors. J'ai juste passé ma nuit à fumer l'angoisse du jour suivant. Je me lève et sans bruit, automate de chair et d'os, je me prépare un énième café. Ma tasse ébréchée, toujours la même, que je ne lave qu'une fois par semaine. Suprerstition ou manie de veille. Je le bois tant qu'il est très chaud et que la mousse amère réveille mes papilles, et, Marilion sur les genoux, les téléphones à côté, j'attends avec angoisse et enthousiasme un coup de fil ou un mail. Les 2 me souhaiteront un joyeux anniversaire, une nouvelle rassurante ou le 1er jour des soldes à ne pas manquer. 16 ans après, je ne sais toujours pas demander les choses. Toujours cette confiance en la pensée magique. Finalement, je n'ai pas vraiment changé. Juste  une faille spatio-temporelle.

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