Magazine Humeur

Les effacés

Publié le 15 novembre 2010 par Cecileportier

Capture d’écran 2010-11-12 à 15.48.18

Ils étaient en train d'écrire, chacun devant un écran, regardant l'image numérique de ce qui était censé être une vue, celle que leur personnage de fiction nouvellement créé et localisé pouvait contempler de chez lui. Je passais parmi eux : tous les textes écrits à la première personne. Je tente la mise à distance : ne dites pas "je", dites "il" ou "elle", car celui-là qui regarde n'est pas vous, quand l'un d'entre eux m'interpelle : "Madame, regardez sur l'écran, c'est ma mère". Je viens voir : sur l'image google street view, à l'étage de l'immeuble, une femme au visage flouté en train d'épousseter un tapis. Je pense : soit, un personnage fictif de plus, la mère d'un des personnages, pourquoi pas, ça fera des possibilités d'histoires supplémentaires. Je vérifie quand même la vraisemblance :

- vous avez quel âge? 

- 17 ans

- oui, mais dans l'histoire? Votre personnage? 

- 39 ans.

- à 39 ans, vous habitez encore avec votre mère?

- mais non, ce n'est pas l'immeuble de mon personnage, c'est le mien, c'est ma vraie mère! Je suis voisin de mon personnage, donc je suis allé voir chez moi, et voilà, j'ai vu ma mère...

Vertige, de voir le réel et la fiction aussi prompts à s'embrasser, de voir confirmés au delà de mes craintes et de mes espérances la puissance de ces outils de visualisation à nous fixer tout en nous effaçant.

Car, suffit de s'y promener deux minutes, sur google street view : combien de personnages croisés ainsi, fantômes au visage brouillés, passants numériques et éphémères, captés un jour dans leur vraie vie par les aspirateurs à image, et aujourd'hui errant pour toujours dans des rues aux contours accélérés.

Je voulais faire ce petit monde de personnages pour inoculer un peu de fiction dans ces appareils de représentations exhaustifs du monde. Faire vivre, sous les pixels, sous notre propre lieu, une petite infratopie, la voir évoluer, se déployer. Mais est-ce vraiment nécessaire? Tout est fiction déjà dans cette déambulation, et nous y sommes déjà millions... Une galaxie.

Pour plus :

- un article écrit sur Remue.net, la fiction comme décalcomanie

- le blog traque traces, carnet de bord de cet atelier d'écriture, où est décrit notamment le processus d'attribution des personnages, et où on peut lire les premiers textes sur chacun des personnages ainsi créés (exemple ici)

 La fiction mise en procédure : en atelier d'écriture, j'ai proposé aux élèves participants de se voir échoir chacun un personnage de fiction, défini pour l'instant seulement par :

- leur sexe, qu'ils pouvaient choisir (curieux, et triste, d'ailleurs, de constater comme les filles optaient majoritairement pour le masculin, quand les garçons unanimement ne voulaient pas démordre d'avoir un personnage homme)

- une date de naissance calculée au hasard (fonction "ALEA" sur Excel)

- une localisation : une latitude, une longitude, convertie ensuite en adresse

Cette adresse, chacun s'y est rendu, via Google Street View. Premier exercice : choisir la fenêtre de la chambre de son personnage dans l'immeuble. Puis, travelling 180°, et l'exercice d'écrire ce qu'il y a en face de l'endroit où chaque personnage habite, comme s'il voyait de sa fenêtre (exemple)


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