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Poésie des choses

Publié le 15 novembre 2010 par Jlk

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En la demeure d’Antonio Rodriguez


- On dirait, aussitôt qu’on les voit, que ces mots réunis En la demeure, qui est celle du monde et de ses maux, ont mal, et pourtant comme une lumière en émane, et cette voix.
- Sous le titre de la première partie, Intérieur humide, et le sous-titre de Soins à domicile, ces mots sentent la chambre de malade et le corps, déclinés en sept premiers morceaux que désignent Solitude, Folie, Fratenité, Vieillesse, Mémoire, Dépouille et Deuil.
- Les mots suggérés par des choses sont eux-mêmes habités par des noms, dont le premier est Emacié, figure de Beckett aux affects restreints. N’a plus faim ni soif, juste froid en maillot et juste souriant se disant juste que cette semaine nul autre ne passera.
- Les affects des objets sont aussi limités que ceux de la tique et non moins précis: la bouilloire tremble et fait des bulles et de la vapeur qui fulgure et siffle de fureur et fait la folle ou te rend fou toi qui n’entend qu’elle. Le malade qui pisse est « raide en station verticale/à siffler un air de rien », il fait « par petits à-coups » donc peut-être affect de prostatique et après avoir bien remonté la braguette et bien rabattu la lunette il « tire ce qui nous emporte/dans la fosse usées des eaux /de l’humanité ».
- Si les affects sont peu, les mots pour le dire sont là.
- Ponge prenait les choses du monde dans son atelier pour les réparer. Ici le regard est du même net et le mot du même précis : « Un savon jauni chute aux pieds/Corps mouillé et rideau s’attirent/Jambes veineuses, fesses ridées/ puis masse entière sont enrobées/ comme dans un linceul ».
- C’est vrai que la douche individuelle de l’asile de vieux (on dit établissement médico-social pour que le savon ni les fesses des vieux ne montrent leurs rides) a l’air d’un cercueil pleins de buée et l’infirmière gronde le patient : mais veut-on bien cacher son pistolet !
- Au-dessus du lit du malade se trouve la potence, mais l’éponge sur le front rappelle à la fois la croix et les fraîcheurs réparatrices de nos maladies d’enfants, le lit qu’on change, la fenêtre qu’on ouvre sur le printemps, mais voici que la main de maman a séché et que l’infirmière murmure : putain je me suis attardée grave avec ce vieux qui reva mal…
- Le mot dépouille est à multiple usage ce matin qu’on a libéré la 233 du gentil Monsieur décédé la nuit et qu’il faudra s’occuper de ses plantes et que sa fille n’a pas envie de garder le chien Bambino, mais les services de la voirie pourvoiront en ce qui concerne le courrier dépouillé du défunt. Là j'excède les limites du commentaire critique mais c'est ma petite phénoménologie portative...
- Ensuite on se retrouve au cimetière il y a l’ensevelissement puis la verrée puis la veuve divorcée puis revenue se retrouve seule avec ses objets de toilette et tout le barda à débarrasser et la belle-fille Rosa vient l’aider à tout nettoyer, surtout les fenêtres que le jour avait quitté comme sa tête à lui depuis l’Alzheimer…
- Après ces sept premiers morceaux dédiés A ceux qui vieillisent, c’est A ceux qui ont peur qu’Antonio (tiens, je l’appelle déjà Antonio, comme si nous avions eu peur ensemble une fois, alors que je ne sais même pas la tête qu’il a) dédie les neuf morceaux suivants de Porosité.

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- Ce titre de Porosité résume à mes yeux la moitié du programme de la poésie, au sens large. L’écriture est d’abord porosité. Attention et porosité. La peau bien exposée. Savonner avant l’emploi et que la sensation soit reçue 5 sur 5 avant la mise en stock. La peau de mon âme attend la pluie, ce genre de trucs…et si la tique tombe, tu te casses juste avant ou tu la brûles au pétrole, la vampire.
- Cependant il y a des imprévus, et c’est que l’attaque vienne du dedans.
- La crampe maxi. Non pas le crabe lent mais la foudre initiale ou l’accident cardiaque. Comme les voies du Seigneur, les affects du corps sont impénétrables : « Qui veut être quelqu’un », dès la première secousse, s’expose à surprises et désagréments, maladie existentiellement transmissible et consorts.
- Comme disait l’autre, la porte est étroite et la question se pose : est-ce que je nais, est-ce que je m’en vais avec les vidures d’évier, qu’est-ce que cette cage pleine de vides et cette âme pleine d’eau, ciel je tombe, mais vers le haut ou le bas - je me fais mon Big Bang mou, bonjour la vie…
- La suite en sept morceaux, dédiée A ceux qui boitent, dont je suis toujours, s’intitule Accidents domestiques, qui me fait remarquer la vitesse particulière de cette poésie. L’objet est à la fois comme une eau-forte ou comme un polaroïd ou comme une nouvelle où tu vois le mec représentant la honte de la famille, objet d’opprobre et de rejet de « ces gens-là », comme les chantait Brel.
- Cependant la glose est tautologique une fois de plus, d’où ma gêne définitive à parler de poésie, sauf de celle qui me parle. Je lis la petite nouvelle de Joseph O’Connor intitulée L’évier, où il est question de la détresse d’un type qui vient de se faire larguer, et je constate : voilà. De même qu’ici (II) le retour du fantôme barbouillé de baisers, seize ans, qui se prépare à la gifle de l’accueil « à point d’heure », me dit : voilà. Ou l’amour vite fait l’après-midi par la jeunote « douchée du bas-ventre épilée » (III), ou le regret de ne pouvoir regretter un mari mort (IV), ou les pauvres soins qui redonnent « sourire noir à la vie » (V) ou le vieillard se retrouvant au tribunal à demander pardon après avoir « bavé gros l’amour dans l’oreille »de la gamine (VI) ou ceci que je cite en entier parce qu’il le faut :

VII

Le papier peint pâlit en fleurs pastel
Quelques fissures désolent les murs
L’hiver noircit un coin de moisissures
La demeure éponge l’humidité
A sol, un cafard mort les pattes au ciel
Seul à regarder le plafond
sentant le carrelage froid
envahir l’amas corpulent
le vieillard suffoque en secousses
l’aide d’un voisin ou même d’un chien
Mais le mur s’est assombri
la nuit est tombée
Alors on se tait
et on meurt du mieux qu’on peut
en espérant qu’il y a dans l’au-delà
autre chose que des hommes.

- Ce qu’il y a de l’autre côté n’est pas ce qu’on voit dans Le miroir, la quatrième partie du recueil qui se sous-intitule Entre-deux et pose la question des visages ou plus exactement de ce qu’ils reflètent, comme les vitrines des villes parfois me renvoient, furtif, timide, s’excusant presque d’y être, le visage voûté de mon-père et là je lis ce qui veut dire autre chose : Soi
-même se reconnaît, un peu /L’oubli ne nous a pas emportés.
- Un recueil de poèmes, ainsi, est aussi aléatoire qu’un entretien. Je voudrais te faire dire quelque chose mais c’est autre chose que j’entends dans ce que tu me dis. Et revoici les gens qui apparaissent , voici « l’engourdi » qui sort du bain et cherche son visage dans le miroir embué, plutôt noyé « sous la surface des souvenirs », et celui que tu crois l’autre n’est pas qui tu crois, on ne dira plus que l’enfer c’est les autres, on n’y jamais cru d'ailleurs, mais l’autre est une fois de plus le miroir vide sous la buée et voilà encore : « Dans la glace tant de regards dévisagent /qu’égaré on se cogne aux parois du monde.
- Or donc, et c’est la deuxième partie ensuite :
Le monde demeure.

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- Et A ceux qui n’y croient plus se dédie Trois fois rien, tout ça de pris, les mots déclinés étant Dieu, Réveil, Cicatrice, Rescapée, Etreinte, Noël et Souffle, lequel rappelle en passant les liens de l’inspiration (romantique) avec l’exigence pulmonaire (malgré Proust ou avec) pour saluer le rhizome à semelles de vent : « Dans sa joie carbonique, un arbre remercie / notre circuit de sa livraison pneumatique »… Tout cela à lire avec un grain de sel, je dirais, plus rousseauiste pour ma part ou thomiste que physiocrate évidemment.
- D’ailleurs on continue à tâtons, par illuminations aveugles, comme les fusées de Ramon Gomez de La Serna (greguerias, piège éventuel d’un genre à trouvailles, le péché véniel de Jules Renard ou de René Char).
- Mais j’aime les plus simples : « Le parquet fleurit après le déluge. Quelle douceur ! »
- On serait tenté d’aimer « Tendus, les livres sont des bras qui réconfortent les solitaires ». Mais pas pour le moment. Etant entendu que ces faux aphorismes nous touchent le plus souvent à contre-temps.
- Mais ça me botte : « Les narines dans les plis ! Notre peau sent bon l’humain ».
- Me rappelle l’odeur de pain des enfants petits au réveil qu’évoquait François Debluë je ne sais où (mémoire olfactive surtout pour les vrais sentiments, quand on soi-même reniflé son petit).
- Aussi, ceci, pas mal : « La douceur est l’insurrection issue de la douleur », malgré l’emphase. Il la faut parfois.
- Mais là c’est du galimatias en notre langue même si la note est juste : « La grille des fautes s’ouvre grinçante sur de l’espace à nous »…
- Et pas mal d’échos (conscients ?) de Ramon : « Les lèvres lourdes rêvent et polissent un noyau » me rappelle ainsi le bœuf suçant interminablement son caramel de Gomez de La Serna, entre autres exemples.
- Enfin c’est l’Endormissement offert A ceux qui fatiguent, et la conclusion du recueil (un vrai recueil recueilli au double sens du terme) en douceur, dans une sorte de foyer réévalué, de communauté vraie, de lien renouvelé entre tout et tous avec toute l’étrangeté vécue à fleur de mots révélateurs, Antonio Rodriguez parlant une autre langue dans notre langue, « les trottoirs ont déserté les passants /Depuis le centre l’obscurité l’emporte /La pulsation lâche ses paysages /La couronne s’assombrit avec l’onde /Zones pavillonnaires et campagnes /portent le sommeil dans tous les foyers »…
- Bref : il y a là quelque chose et quelqu’un.

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Antonio Rodriguez. En la demeure. Editions Empreintes, 93 pages.

Peintures et dessin: Thierry Vernet


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