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Rosetta

Publié le 18 novembre 2010 par Banalalban

 

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J’dors pas.

J’rêve pas.

Ch’suis juste allongée.

Comme dans un coma.

Ch’suis comme morte, mais mon cœur y bat.

J’ai les yeux fermés, collés comme avec de la glue à mes paupières.

Un peu comme après avoir pleuré.

J’ai pas pleuré pourtant.

J’devrais.

Ch’suis pas une gamine. Enfin si, mais ça, c’est une affaire qui n’occupe que les grands. Dans ma tête pourtant, les choses vont plus vite que dans celles des autres filles de mon âge.

Ma mère, elle dit : « T’es plus eveillée qu’n’importe quelle aut’gamine, ma puce… ».

J’crois qu’aujourd’hui c’est encore plus vrai.

Parc’qu’ma meilleure copine elle est morte.

Chuis trop jeune , mais trop vieille à l’intérieur.

Ca s’ra pire maintenant.

Ca fait grandir ces choses là.

A l’école on nous dit : « La mort c’est comme si vous fermiez les yeux. Mais pour toujours…» ; j’ai les yeux fermés mais ch’suis pas morte pourtant. Ca doit être une question d’éternité, mais ça, j’comprends pas trop bien.

D’autres ont dit que vous pouviez la sentir parfois près de vous, la mort, qu’elle pouvait vous toucher les pieds… Moi, j’dis qu’elle s’est juste contentée d’fermer les yeux d’ma meilleure copine.

Ma mère elle m’dit : « Tu devrais pleurer ; c’est pas sain d’pas pleurer… ».

Ma grand-mère, elle, elle lui dit : « Elle devrait pleurer ; c’est pas sain qu’une gamine pleure pas… ».

Moi, j’comprends pas bien. Ou j’comprends trop bien peut-être.

Pourquoi j’devrais m’conduire en enfant ? J’devrais pleurer ma meilleure copine, c’est ça ? Parce que tous les autres font pareil ? J’ai p’têt plus assez d’eau dans mes yeux pour en perdre encore.

Tout bébé, on m'a comme pressée, essorée... j'ai plus rien à donner de c'côté là.

La mère de ma meilleure copine m’a d’abord dit, des larmes dans la bouche : « Sandrine, elle est morte… Tu comprends ce que ça veut dire d’être morte ? ». « C’est quand on ferme les yeux sur le monde et puis qu’on les rouvre jamais », que j’lui ai répondu.

Plus tard, quand elle a vu qu’j’pleurais toujours pas et que j’parlais bizarre avec les affaires de sa fille, j’l’ai vue venir vers moi : « Tu comprends qu’elle reviendra jamais ? ». Elle m’a arraché des mains la poupée qu’j’tenais. « Je sais, que je lui ai répondu. Si j’ai sorti tous ses jouets préférés, c’était pour leur dire qu’elle r’viendra pu. Et qui faut l’oublier ». Elle s’est alors mise à pleurer et à marmonner qui fallait justement pas l’oublier.

Moi, j’pourrais pas oublier Sandrine. J’espérais simplement que ses jouets si.

Je les ai gardés un jour complet, ses jouets. C’était quand Sandrine s’est fait changé le sang. C’était y’a trois ans. J’avais à peine trois ans et demi. Y’avait un cheval bleu qui, lorsqu’on lui appuyait sur le ventre, disait « Je t’aime » avec une espèce de voie idiote.

J’l’ai aujourd’hui dans les mains. Sauf qui dit plus rien. Les piles doivent’êt’nazes ou quelque chose comme ça. A un certain moment, j’avais bien cru qu’il marchait parce que l’espace d’un instant, j’crois bien qui m’a parlé. Y m’a dit un truc comme : « Elle est comme l’océan maintenant… Immense et bleue… comme le sang ».

Mais j’ai rien compris, alors, ça doit pas êt’ça.

 

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Je joue à saute mouton avec mes sentiments et avec ma tristesse : elle fait comme une trompette assourdie sous l’eau : elle éclate en bulles à la surface mais déplace peu d’air.

Ma peine est comme l’eau : elle assourdit tout, jusqu’aux moindres émotions.

Pourquoi faut-il que ça saigne autant sans tâcher ?

Pourquoi faut-il que ça saigne autant sans sécher ?

Les autres enfants ont les solutions que je n’ai plus. Elles remontent parfois sous ma peau, sous-terraines, sous-humaines.

J’imagine : des flots de plumes tout autour de Sandrine avec de la neige autour. Des douceurs plus fortes que toutes ses anciennes errances , des musiques plus longues que sa patience.

 

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Sandrine va vraiment pas bien ces derniers temps. Maman m’dit d’pas traîner autant chez elle, mais j’peux pas m’en empêcher : c’est ma meilleur copine quand même.

Alors j’monte les escaliers quatre à quatre.

J’ouvre la porte de sa chambre.

Le lit est vide.

 

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Sandrine va vraiment pas bien ces derniers temps. Maman m’dit d’pas traîner autant chez elle, mais j’peux pas m’en empêcher : c’est ma meilleur copine quand même.

Alors j’monte les escaliers quatre à quatre.

J’ouvre la porte de sa chambre.

Sandrine est dans son lit. Elle a bien changé. Y’a toujours Rosetta a côté d’elle.

Ch’crois qu’Rosetta, c’est la seule qui n’ait pas changé dans toute cette histoire.

Le visage de Sandrine quant à lui, est comme figé et semble comme s’effondrer à l’intérieur tant ses cernes sont immenses et noires. Ses yeux sont comme des trous mis à part qu’y a comme du sang dedans mais plus de vie.

Sa peau est celle d’une vieille qui aurait peur de mourir.

C’est ça donc d’être adulte : c’est de sembler mourir.

J’veux pas mourir.

J’veux pas vieillir.

Je veux juste garder ce que la maladie est en train de lui prendre.

Ses lèvres sont toutes gercées et partent un peu en lambeaux : elle doit boire beaucoup et se mettre de la crème pour arrêter ça.

Sa bouche est comme ses yeux : juste un trou béant qui creuse ce visage qui déjà, ne ressemble plus à Sandrine.

Elle est toute maigre aussi et ses os, y font des bosses idiotes sous les draps. Comme des Mikados en fait, mais en moins rigolos parce qu’ils sont humains.

Ma mère m’avait prévenue qu’elle avait beaucoup maigri et que ça allait peut-être me faire un peu peur.

Mais j’ai pas peur en fait. Je préfèrerais peut-être.

Ca f’rait moins adulte.

Parfois j’m’en veux d’être aussi vieille dans ma tête. Au lieu de tout analyser, j’préfèrerais faire un ulcère du cerveau à la place.

 

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J’veux m’en aller loin, là où les chevaux y parlent pas. Là où les gamines font pas les vieillards, où les pommes elles poussent déjà toutes épluchées, sans pépins et où les grands font pas les porcs. Un monde enfant en somme. Un monde pas mûr où tout est plus facile. Où les choses délicates se dégustent avec la langue et pas avec l’ésprit.

J’en ai marre de cette vision adulte qui m’fait réfléchir à l’échelle immense : j’voudrais m’fabriquer des endroits qui soient pas qu’en papier mâché dans mon âme.

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Ch’crois qu’j’commence à comprendre que ce qui bouffe le cœur de Sandrine fait plus qu’une maladie : c’est comme une p’tite mort.

Ma mère crois qu’j’la vois pas arriver avec tout son tralala sur le paradis et sur le fait que les petits enfants font des anges.

Moi, ch’suis pas vraiment une enfant, alors je crois pas à toutes ces conneries que leur disent les parents.

Je sais qu’Sandrine est en train d’mourir, c’est simplement qu’j’ai du mal à voir ma première mort en face.

J’voudrais avoir la candeur des enfants qui réalisent rien de ce qui leur arrivent.

C’est comme un très mauvais film, parce que y’a des longueurs qu’on peut pas zapper.

Y’a un cœur aussi, un cœur qui est ma meilleure copine et qu’y’a pas non plus dans les films.

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Aujourd’hui, on a joué Sandrine et moi. Ca faisait longtemps qu’on avait plus fait ça parce que ces derniers temps, elle passe tout un tas d’examens pour sa mladie du sang qu’elle a attrapé il y’a trois ans.

Et puis y’a sa perfusion qui gêne un peu : c’est devenu comme un toutou pour Sandrine. Elle la suit partout. Elle lui a même donnée un nom : Rosetta. Je trouve ça drôle de donner un nom à qu'ek'chose de pas vivant.

Elle m’raconte qu’les méd’cins y sont tout péteux à cause de ce qu’ils lui ont fait indirectement. Ch’crois qu’ils s’en veulent de ce qu’ils lui ont refilé dans le sang. Alors y s’montrent tout gentils et lui offrent tout un tas de truc comme des sucettes ou des lits plus douillets.

Ma maman elle dit de faire attention avec Sandrine. Elle m'a dit : "Si Sandrine se blesse, ne t'approche pas". Puis : "Son sang chérie, c'est du poison".

Moi j'ai entendu "poisson" alors j'ai ri.

Ma mère, non.

La maman de Sandrine, elle en veut beaucoup aux médecins. Eux, ils n’arrêtent pas de s’excuser, de dire qu’ils sont pas responsables.

Parfois, Sandrine me raconte que sa mère se dispute souvent avec eux.

Elle m’a dit : «  Ma mère, elle a les couilles que mon papa il a pas… ».

Parfois j’me dis qu’Sandrine, elle est adulte comme moi.

 

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Y’a tout un tas de pilules de toutes les couleurs qui défilent devant moi et dont je ne pouvais même pas soupçonner l’existence.

« Ca c’est pour la maladie en elle même,

(6 pilules moches qui sont aussi grosses que le pouce d’un enfant)

ça c’est pour les maux de tête et les vertiges qui font qu’c’est pourquoi que j’tombe souvent en classe,

(3 gélules et un cachet blanc avec une fente au milieu pour faire joli je crois)

et ça c’est pour les problèmes que font les pilules sur mon foie. »

J’trouve l’idée conne : des cachets pour empêcher d’aut’cachets d’détruire le corps d’Sandrine.

« Bientôt, j’aurai même une perfusion avec moi… »

Alors, elle prend sa poupée préférée : un cheval qui couine « je t’aime » quand tu lui presses le ventre.

 

9

C’est Vendredi.

Y’a un problème de chauffage à l’école alors on a travaillé chez le maître. C’était trop cool.

On a fait un cours sur l’esclavage au temps des américains d’avant.

Sandrine a vomi.

Elle est malade de plus en plus.

 

8

Les jeux commencent.

Y’a comme une rotule en moi qui fait qu’jarrête pas de tourner sans pouvoir m’arrêter.

Mes pieds, ils se font légers et se frôlent sans arrêt pour me faire comme m’envoler.

Je tourne, et tout le monde frappe du pieds pour me voir m’arracher du sol.

Les semelles claquent le bitume de la cour et le professeur meugle que je vais finir par me faire mal.

Ca vaut pas mieux que d’faire une ronde.

Et puis là c’est mieux parce que je suis seule. Même Sandrine elle est pas conviée dans ce que moi j’appelle ma ronde à moi.

Ca fait un peu comme un monde de tourner comme ça, aussi vite. Même mon âme, elle pourrait s’envoler en toupie comme ça.

Je fais cascader l'univers quand je tourne.

Je m'évade avec le bariolé de la Terre. 

 

7

Tout le monde a bien rigolé aujourd’hui quand Sandrine elle a vomi dans la piscine : ça faisait comme plein de petits nageurs dans l’eau.

En deux secondes de gerbe, elle avait créé tout un escadron de petits bonzhommes gluants dans l’eau javellisée de la piscine ascéptisée.

Elle avait tout renversé.

Plus question de boire la tasse.

 

6

« La guerre c’est quelque chose de dur à vivre, dit le maître. »

Et celle que se livrent les adultes sans arrêt ?

Se lever, combattre le radio-réveil, boire sa caféine, se baffrer du sucre blanc aspartamisé qui y’a dedans, acheter son journal avec plein de mots savants, acheter son petit croissant au beurre à la levure chimique, rire aux blagues des autres parce que c’est comme un code d’insertion qui permet d’acheter la reconnaissance, acheter son pain, travailler pour pouvoir acheter son pain…

Tout ça tourne en pleine boucle comme quand je fais ma ronde à moi.

 

5

J’ai bousillé l’ordinateur de maman avec tous ces logiciels d’adultes dedans.

Y’avait un chat dedans qui donne son avis sur tout.

Ch’trouve ça con d’mettre un truc en simili-vivant dans une machine si on peut pas jouer avec.

 

4

C’est nul ce journal, j’ai pas d’idée pour le continuer.

Au début, j’en avais plein, avec le truc qu’on avait fait avec Sandrine, mais depuis.

J’ai l’impression qu’j’ai plus rien dans la tête.

Je deviens comme grand-mêre, mais moi j’ai des dents.

 

3

Je me suis enfermée dans ma chambre en pleurs aujourd’hui.

Maman ne veut pas que j’apprenne à jouer de la scie musicale. « T’as pas trouver un instrument plus con, non ? »

Elle, elle joue tout le temps de sa connerie, alors j’peux bien avoir envie d’jouer d’la scie musicale, non ?

2

Au fait, ce journal, c’est maman qui me l’a offert.

« Tu pourras y mettre toutes tes pensées d’adulte dedans. »

Alors j’me dit que tout doit être une question de « dedans ».

Toutes les choses importantes semblent se passer dedans quelque chose.

L’amour réside dans le cœur, la foi dans l’âme, la mort dans le sang que l’on verse…

 

1

Ca nous a semblé être la chose la plus importante à faire.

On a fait ça comme une petite cérémonie : on s’y était préparées comme on va à confesse.

La cloche de l’école a retenti et on s’est regardées Sandrine et moi. J’crois qu’on avait toutes les deux un peu peur.

On est sorties en dernier, avec nos lourds cartables et notre lourd secret.

On en avait parlé à personne.

Ca faisait du coup comme un poids à décharger au plus vite.

Un poids qui aurait été là depuis le début.

En dedans.

On a couru jusqu’au pré voisin, tout vert et humide de la pluie de la veille.

On a sali nos godasses et trempé nos collants blancs, la boue tachant et collant nos chaussures.

On s’est assis sous Thom, le seul garçon de notre vie, le vieux chêne le plus âgé du monde.

On a un peu parlé, pour savoir comment on devait le faire, si y’en avait d’autres qui l’avaient déjà fait.

Sandrine, elle dit que son frère l’a fait au même âge, qu’il lui a expliqué, que ça fait pas si mal que ça si on s’y prend bien.

Alors on continue a parler pour faire reculer l’échéance.

On est trouillard devant ce que l’on ne connaît pas.

Parfois, on est silencieuses : on joue avec les coques des châtaignes.

Et puis on s’est regardées et c’était évident que le moment était venu.

Alors nos mains se sont rapprochées, nos doigts se sont touchés.

Et puis elle a sorti l’épingle effilée, m’apprenant que le trou au bout s’appelle un chat.

Ch’trouve ça con de donner un nom pareil à un truc pas vivant si on peut pas jouer avec.

On est toutes les deux impressionnées par l’aspect menaçant de l’extrémité de l’épingle.

Alors elle prend l’épingle.

Caresse le bout de son doigt avec.

Puis, avec l’index, fait basculer la vilaine piqûre sous sa peau. Elle la retire aussitôt et une goutte de sang s’y met à perler.

Je fais pareil et me mets à pleurer aussitôt, la sainte épingle tombant dans les herbes hautes, entre les pieds du grand Thom.

On a les doigts en sang et les yeux en pleurs, mais c’est comme une communion.

Alors on rapproche nos doigts.

On hésite.

Et puis on se touche, nos sangs se mélangeant, ne formant plus qu’un seul corps, avec qu’une seule âme en dedans.

Mon sang dans son corps, le sien dans le mien.

En dedans.

 

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