Klincksieck, Collection « 50 questions », 2010.
Le 17 novembre 2010, à la Bibliothèque patrimoniale Tommaso Prelà de Bastia, Jacques Fusina a présenté son dernier ouvrage, Écrire en corse. Publié chez l’éditeur Klincksieck, le livre s’inscrit dans la collection des « 50 questions », collection prestigieuse dirigée par Belinda Cannone.
POURQUOI CE LIVRE ?
Pourquoi ce livre ? Telle est la première question qui ouvre le livre et a ouvert cette présentation.
Difficile à appréhender, la littérature corse se présente comme une matière multiple et complexe. S’il existe en Corse une production importante sur la littérature corse et sur la langue corse, il n’existe en revanche aucun ouvrage de synthèse sur ces sujets. Le livre de Jacques Fusina, qui n’ambitionne aucunement d’être un ouvrage exhaustif, est une présentation simplifiée de cette matière, un ouvrage de vulgarisation. Mais une vulgarisation dont le sérieux se pose comme garant contre toute éventuelle contestabilité. Ce souci de sérieux, qui alimente chaque exposé relatif à une question, est confirmé par l’important appareil paratextuel qui complète l’ouvrage (conforme en cela au cahier des charges de la collection) : une bibliographie des œuvres citées (pp. 163 à 169), une bibliographie critique générale (pp. 171 à 177), un index des noms cités avec des numéros qui renvoient aux différentes questions. Par ailleurs, limité en nombre de signes et de pages (192 p.), l’ouvrage est défini par son auteur comme un essai de vision englobante de la littérature corse, des origines à nos jours.
Pourquoi Jacques Fusina a-t-il été pressenti pour réaliser cet ouvrage ?
Ancien élève de Fernand Ettori (1919-2001), professeur émérite de l'Université de Provence, Jacques Fusina, lui-même professeur émérite des universités, reconnu comme un spécialiste de la matière littéraire corse, a participé avec Antoine-Laurent Serpentini à l’élaboration du Dictionnaire historique de la Corse (Ajaccio, Albiana, 2006). La cinquantaine d’articles rédigés par J. Fusina ainsi que les nombreuses notes qu'il a accumulées au cours de sa carrière d’enseignant et de chercheur, ont constitué un matériau documentaire immédiatement exploitable pour aborder la rédaction d’Écrire en corse. Alors même qu’il songeait à mettre en forme ce matériau pour un « Que sais-je » des P.U.F, Belinda Cannone a proposé à Jacques Fusina d’élaborer un ouvrage en « 50 questions », conforme à l’esprit de la collection. À ce sujet, Jacques Fusina rappelle un élément symbolique important : les éditions Klincksieck ont depuis toujours manifesté leur intérêt pour la Corse et pour la langue corse. C’est aux éditions Klincksieck en effet qu’ont vu le jour le Dictionnaire corse-français (1968) de Mathieu Ceccaldi ainsi que son Anthologie de la littérature corse (1973).
La question du titre.
Après quelques hésitations concernant le choix du titre, c’est finalement Écrire en corse (sans majuscule à l'initiale du mot corse) qui a été choisi, titre proposé par les éditions Klincksieck avec l’assentiment de l’auteur, conquis par la soudaine évidence du titre. Selon Jacques Fusina, à en juger notamment par les réactions qui circulent sur la Toile, le livre était un livre attendu qui connaît d’ores et déjà un certain succès. Cet ouvrage correspond à un questionnement qui fait aujourd’hui débat. Il arrive donc à point nommé.
Comment l’ouvrage se présente-t-il ?
Respectant la chronologie, cet essai, qui part des origines de la littérature corse pour arriver jusqu’aux questionnements d’aujourd’hui, propose également des thématiques transversales. Ces thématiques permettent d’aborder des questions centrales. Ainsi, le problème des écrivains irrédentistes corses est-il abordé avec le sérieux et la distanciation nécessaires, aux questions 23 ― « Régionalisme, autonomisme, irrédentisme… et littérature corse » ― et 24 ― « Quels sont les trois poètes corses et irrédentistes d’Italie » ?
Pour ce qui concerne la littérature contemporaine, on se heurte toutefois à la question de la critique, quasi inexistante en Corse. Sans doute est-il difficile d’écrire sur la production des compatriotes dont la susceptibilité n’autorise pas l’émergence de ce genre ? La critique (qui doit savoir rendre compte des aspects qualitatifs comme des insuffisances d’une œuvre) ne pourra exister qu’à partir du moment où, sur cette question particulière, l’île aura acquis davantage de sérénité et de maturité.
Écrire en corse, une vision englobante de l’histoire de la littérature corse ?
Pour Jacques Fusina, la littérature corse fait son apparition au XVIIe siècle, sous le règne de Louis XIV. C’est à Guglielmo Guglielmi (1644-1728), curé d’Orezza, que la littérature corse doit ses premiers écrits en langue corse. Aussi l’auteur des Ottave giocose (1702) est-il considéré comme la « figure emblématique d’une littérature des origines », bien avant Santu Casanova.
Fondateur d’A Tramuntana, « tribune politique, humoristique, satirique et littéraire », Santu Casanova (1850-1936) eut quant à lui une influence considérable. « Journaliste fougueux » à la verve intarissable, engagé dans la lutte linguistique et sociale, Ziu Santu est « considéré aujourd’hui comme une étape-clé du mouvement d’élaboration moderne du corse ». Mais bien avant Santu Casanova, les almanachs ont constitué « le véritable réceptacle de tout un savoir populaire et savant à la fois et recueillaient, de manière inégale mais non dénuée d’intérêt, une production littéraire souvent introuvable ailleurs ». Ainsi de certaines brochures bastiaises comme L’Almanacco del pescator di Chiaravalle (1847), L’Astronomo (1855), L’Artigiano (1872), ou Il Cirneo (1917-1921).
Bien que Guglielmo Guglielmi ait existé aussi avant lui, Salvatore Viale est souvent considéré (1787-1861) comme le premier poète corse. Auteur de la Dionomachia, Viale insère dans le chant IV de sa « guerre pour l’âne », « une sérénade dite de Scappino… in lingua vernaculare ». La langue utilisée par Viale et par le cercle littéraire dans lequel il évolue, la « Lingua patria », est la langue italienne. Mais l’histoire en a décidé autrement et le corse l’a emporté sur l’italien.
Au XIXe siècle, l’une des figures les plus représentatives de la littérature corse est le professeur Pietro Lucciana, dit Vattelapesca (1832-1909). On trouve en 1881, dans les numéros du Petit Bastiais, des écrits de Vattelapesca qui témoignent d’une grande qualité d’écriture.
À travers toutes les formes de support qui ont existé, les autochtones étaient habitués à lire la littérature corse et aimaient à s’y confronter.
Qu’en est-il de la littérature contemporaine ?
Beaucoup de choses s’écrivent ou sont publiées en Corse, qui sont loin d’être toutes des œuvres de qualité. Il existe toutefois sur l’île quelques plumes intéressantes.
Minoritaires sont ceux qui écrivent en langue corse. L’essentiel de la production corse s’écrit en français. Mais pas exclusivement. Certains auteurs corses, comme l’universitaire Joseph Chiari, établi en Grande-Bretagne, écrivent en anglais. D’autres, comme l’Allemande Gerda-Maria Künh, « passeuse inspirée de la poésie et de la chanson corses dans son pays d’origine » écrivent en allemand. Japonais ou Chinois passionnés d’études corses, sont appelés à publier dans leur langue et dans leur pays les articles de leur recherche. Doit-on considérer leurs écrits comme appartenant à la littérature corse ?
Il en est de même de la littérature francophone. Peut-on par exemple considérer le romancier antillais Patrick Chamoiseau comme un écrivain français ? Récompensé par l’Académie Goncourt, Patrick Chamoiseau a introduit le parler créole dans son roman Texaco. Ce métissage de la langue aboutit à une création originale, qui prend ses distances par rapport à la langue française classique et donne à son roman une coloration extrêmement plaisante. Et si, paradoxalement, les lecteurs français considèrent ce romancier comme un romancier antillais, les Antillais, eux, le reconnaissent comme un écrivain français à part entière.
Mais Écrire en corse ouvre aussi son champ de questionnement à d’autres formes de création : la BD, les « Chiami rispondi », les chansons… L’ouvrage tient compte de tous les niveaux d’expression ainsi que de l’évolution littéraire actuelle.
Au final, qu’entend-on par littérature corse ?
De cette diversité et de ce foisonnement en pleine effervescence naît la question cruciale et complexe : qu’entend-on par littérature corse ? Peut-on considérer Paul Valéry, issu d’une famille cap-corsine d’Erbalunga, comme un écrivain corse ? Rien dans son œuvre ne permet de l’affirmer. Sauf peut-être ce quelque chose, difficile à définir, qui chez l’auteur du « Cimetière marin » alimente le thème de l’île. Faut-il considérer comme suffisant le « désir profond » de l’écrivain de connaître mieux l’île des origines, au point d’affirmer : « Je rêve bien souvent que j’y trouve une retraite bien défendue par notre merveilleuse mer contre tout ce qui, dans notre vie actuelle, trouble, inquiète, diminue les purs mouvements de la pensée. » (21, p. 69).
La même question se pose, quoique inversée, pour le romancier Angelo Rinaldi. Né à Bastia en 1940, membre de l’Académie française, l’auteur de La Maison des Atlantes peut-il être considéré comme un écrivain corse, lui qui tient la langue corse pour une langue de chevrier ?
Et peut-on considérer comme des écrivains à part entière ceux qui écrivent dans la langue corse de la rue ? Pascal Marchetti a une connivence avec cette langue-là qui, à ses yeux, rend compte d’une forme d’authenticité. Mais cela ne suffit pas. Il faut un réel talent pour que l’introduction de ce parler dans la langue écrite puisse déboucher sur une œuvre littéraire de qualité. L’exemple le plus évident et le plus connu est celui de Pesciu Anguilla, le roman de Sebastianu Dalzeto (tout récemment traduit en français et publié chez fédérop).
Que dire également de Joseph Conrad, l’ami indéfectible du navigateur Cervioni ? D’origine polonaise, l’écrivain anglais, amoureux fou de la Corse et du Cap Corse en particulier, n’est-il pas un écrivain universel ?
C’est peut-être à cette universalité que la littérature corse doit pouvoir accéder un jour. A ses amis (Fusina, Thiers…) qui, dans un jury de soutenance de thèse, demandaient à Fernand Ettori ce qu’était vraiment la littérature corse, le maître répondit par un « Ah !!!??? » interjectif et interrogatif tout à la fois, suivi d’un long silence… qui laissa décontenancés ses confrères.
Et Marie-Jean Vinciguerra de conclure malicieusement :
« Au fond, les cinquante clés dans le trousseau ouvrent autant de portes que de questions, et font d’Écrire en corse un ouvrage à la Derrida, un ouvrage de " déconstruction " (rires !) ». Et Jacques Fusina d’acquiescer en souriant à cette possible définition !
À chaque lecteur donc de reconstruire, pièce après pièce, le puzzle complexe de la littérature corse. Il en va de la lecture comme de l’écriture : in fine, le seul vrai moteur en est le plaisir.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Diptyque photographique, G.AdC
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