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Vivien

Publié le 20 novembre 2010 par Banalalban

À bien regarder les chiens boxeurs qui se foutent des coups dans la gueule moi j’bouffe des légumes appertisés prêts-à-consommer bien emballés, bien calibrés, tous javellisés. Les spectateurs ont l’air si bien défoncés que je détonnerais presque au milieu des branleurs aux couleurs. Je n’ai rien à voir avec eux et je me fonds mal. Je les croise, eux, souvent dans les bus, les tramways magnétiques, le métro... Ils font la manche dans les cocktails huppés de Saint Germain, le Quartier Latin et plus ils sont vulgaires et sales plus ça fait l’affaire. Ça plait. Ça paye. Je les connais bien. Ils sont tous pareils. Ils ont des codes comme nous nous avons les nôtres. Bien à côté.

Le soir ils se retrouvent dans les bouges comme ceux-ci.

Un championnat international, neufs rencontres régionales. Dix-huit combats. Certainement des mises à mort si le public est assez chaud.

Je ne les juge pas.

J’ai bien d’autres choses à faire.

Je suis dans les gradins : je n’ai rien à prouver et je m’engloutis une portion de légumes bons-pour-la-santé, j’ai bien appris la leçon, je sais ce que c’est que d’être un mouton _ je ne fume pas, je ne bois pas, je ne me drogue pas, je fais du sport, je limite toute consommation de gras_ et je trouve presque ça bon. Dans un sens certain, je suis plutôt beau ou tout du moins j’ai l’espoir de l’être : je me donne des moyens. On nous reconnait, c’est un fait : nous sommes au-dessus. C’est la caste.

Les boxeurs triment comme des fous et tous applaudissent : les pétasses font péter leur string dans l’espoir d’au moins, si elles se donnent à fond, de se faire bien donner au fin fond du fion.

Je ne les juge pas : si j’avais de tels seins bombés, je ferais pareil. Pour avoir des choses à prouver.

Je bouge au rythme de la foule : chaque coup porté donne un coup au public qui vacille comme si il était un corps même. Un même corps. Uni. Mais moi je suis la tête.

Les mecs dans les miradors contrôlent tout ce petit monde et z’yeutent la présence de couteaux, de battes, électrocuteurs, de canifs et coups de poing américain.

Un des molosses assène un coup qui dégomme une bulle de sang du coin de la bouche de son adversaire sur le côté gauche du crâne d’un chauve à muselière. La bulle fait celle qui existe, l’alopète rien ne remarque. Je ris. Deux autres rigolent aussi mais je ne fais pas partie de leur monde : j’appartiens à l’autre bout, l’antipode de cet interlope. J’y ai mes entrées et j’aime me mélanger.

Je rêve d’un jour me barrer très loin car je suis un homme moderne plein de moyens, de dividendes et de parachutes dorés. Je ne suis là que pour faire bien, avec ma barquette gourmette. Moi, j’ai des actions. Et une chose à récupérer.

Je regarde de nouveau les corps huilés des boxeurs qui se donnent bien dans leur short bleu : je trouve ça beau, cette animalité. Les muscles bandés, les veines et les fossettes sur le bas du ventre, de chaque côté d’un nombril bien enfoncé. Les gouttes perlent et imbibent le tissu qui se colore par le fond différemment. Les genoux, les coudes sont comme les mains : calleux. Les molosses ont des poils qui font parfois comme des petits tas sur les torses suants ou des petits cônes effilés très jolis, entortillés par des doigts comme ceux des fées. Et même parfois ça court et coule dans le dos en broussailles : les lutteurs ont des épines dorsales pour les plus virils, des crêtes kératines. Les tas sursautent et tressautent à chaque coup portés et des trombes d’eau sont jetées pour ajouter un peu plus par trois ou quatre entraîneurs comme une marée. On dirait une essoreuse à corps : la peau se dessine au fur et à mesure de marbrures bleues qui dansent dans la chair comme un tatouage en progrès. Bien délimité. Très mignon. Je voudrais les toucher. Les lécher. Je vois leurs lèvres s’ouvrirent : je veux y déposer un billet et faire danser, tanguer les monstres. Les élastiques du bord de scène bougeotent à mesure que sur le ring les pieds tonnent.

Le corps d’homme a des chemins que le corps des femmes ne connait pas.

Le corps des femmes a des rondeurs que le corps d’homme n’épouse pas.

Les amours de couple sont sous vide, les enveloppes, du jambon cellophané. Les bambins sont l’étiquette qui valide le prix. Le mariage, la caisse enregistreuse.

Les nuits populaires glauques me donnent à voir de nouveaux modèles dans lesquels rien en prévaut.

Je ne fais pas partie de ces nuits. Mais je me marierai aussi. Ça me va. Je ferai comme si que. Dans deux ans si tout va bien. Je ne dirai rien du « jambon cellophané » et prétendrai ne pas le voir. Je suis formaté pour ça. Je ferai deux enfants : un garçon et une fille, le choix du roi. Je regarderai le printemps et la neige par la fenêtre avec ma femme et le soir, de temps en temps, je me ferai enculer copieusement par un jardinier que je payerai. Le week-end, je me grimerai en clodo et je ferai la manche dans la rue en jouant de la guitare ou du violon pour voir ce que ça fait. Je prendrai des cours de violon s’il le faut et je me ferai enculer copieusement de temps en temps par le professeur de violon que je payerai. J’essayerai de puer un peu aussi. Je m’achèterai des puces pour l’authenticité. Ma femme n’en saura rien. Nous vieillirons bien ensemble malgré la date de péremption sur notre sachet. Notre amour sera comme congelé sous opercule alu, revêtement polypropylène.

Et alors que la foule hurle la fin, je croise enfin mon contact. Il me connait bien : c’est lui qui toujours me repère. Je suis venu pour lui. Je sais comment le trouver mais c’est lui toujours qui vient à moi. Là aussi, c’est comme ça. Je lui glisse deux billets, il me tend les anxiolytiques pour mémé. Je lui parle deux secondes de Kierkegaard, il sourit, me dit qu’il est éculé « Kierkegaard m’emmerde ». Mon dealer est un sceptique.

Je jette ma barquette dans une poubelle remplie de seringues et de cotons sanglants et rejoins la sortie. Je jette un dernier coup d’œil en direction des boxeurs.

J’ai chaud.

J’ai froid.

Je bande.

Je mets ma veste.

Ma belle veste.

En laine de rat.

Et je file en voiture aérienne.

Dans deux ans je me marierai. Mémé sera morte. Elle m’aura laissé une belle rente. C’est la vie.

Je ne bande plus.


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