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Marie-Jean Vinciguerra, Chroniques littéraires

Publié le 21 novembre 2010 par Angèle Paoli
Marie-Jean Vinciguerra, Chroniques littéraires,
La Corse à la croisée des XIXe et XXe siècles,

Éditions Alain Piazzola, 2010.



EXORCISER LES DÉMONS

  Le 16 novembre 2010, à la librairie « Point de Rencontre » de Bastia, Marie-Jean Vinciguerra présentait Chroniques Littéraires, publié en mars 2010 aux Éditions Alain Piazzola. Hélène Mamberti qui conduisait la rencontre, a défini le dernier ouvrage de M.-J. Vinciguerra comme un véritable « livre de chevet ». De fait, chaque chronique étant autonome, les textes peuvent se lire indépendamment les uns des autres. Chaque article, « bijou » de finesse et d'érudition, se lit et se relit avec un intense plaisir. L'ensemble compose une fascinante « marquèterie » dont les différents miroirs, mis en regard les uns par rapport aux autres, dessinent les visages multiples, mouvants et complexes de l'insularité. Insaisissable insularité.

  « Fruit d'une collaboration aux magazines Kyrn et Corsica, » le dernier ouvrage de M.-J. Vinciguerra rassemble des articles parus sur plus de trente années. Les chroniques les plus anciennes remontent à l’année 1976, les plus récentes datent de 2010. Ces Chroniques littéraires, sous-titrées « La Corse à la croisée des XIXe et XXe siècles » placent l'île au centre des préoccupations de l'auteur.

  La première de couverture de l’ouvrage (dont il n’a pas été question lors de la rencontre bastiaise) ne manque pas d’intérêt. Elle révèle des pistes d'approche par le seul agencement du matériau graphique. À droite, une pluie de titres colorés : « L'oratorio de l'enfer ». « Les sarments de l'histoire ». « La terre des seigneurs ». « Napoléon et la Franc-Maçonnerie »... Autant de titres qui ouvrent sur des chapitres où se croisent, mystérieusement, histoire, personnages et littérature. À gauche, en colonne, des noms propres, des patronymes, présentés par ordre alphabétique. Certains sont connus et évoquent d’emblée la Corse : Lucien Bonaparte, Salvatore Viale ou Jean-Noël Pancrazi. D'autres noms, ceux d’Agatha Christie, de Salvatore Satta, d'Albert Glatigny, de Boltanski, de Charles Maurras et de tant d'autres, renvoient à la France, à la Sardaigne ou à l'Angleterre. Et à des terres d'ailleurs. Quels liens secrets unissent à la Corse ces artistes, romanciers, écrivains ou poètes ?

  Le sommaire qui vient clore ici les Chroniques littéraires, avec ses titres et sous-parties, confirme la grande diversité des thèmes abordés. Un important index des noms propres guide le lecteur hors du terroir/vers le terroir. Mais il ne faut pas se fier aux apparences. L'ouvrage, magique boite de Pandore, promet de livrer bien des secrets. Dès le premier abord, le lecteur pressent qu'il a entre les mains un livre mystérieux qui va le conduire de surprise en surprise, pour sa plus grande curiosité et pour son plus grand bonheur.

   [Quel sens donner à ces chroniques?]

  Ces chroniques ― qui n'ont pas été retouchées par l'auteur ― ne tiennent compte, dans leur suite, d'aucun ordre chronologique. Qu'elles appartiennent au passé et donc à l'Histoire, ou aux secousses récentes du monde contemporain, les questions abordées sont toujours au cœur du débat et demeurent donc d'une grande actualité. Ces textes n'ont pas pris une ride ! Tel est le premier constat.

  Dans son avis au lecteur, M.-J. Vinciguerra explicite la nature de son projet. Il s’agissait pour lui, alors qu’il était inspecteur d’académie de la Haute-Corse, de rendre compte dans ses articles d’une actualité brûlante. Et dans le même temps, tout en abordant les sujets qui hantaient et hantent les esprits en effervescence, de tenter de les éclairer. De faire revivre l’insularité à travers les grands thèmes qui la secouent : « identité, famille, clan, langue, autonomie, violence ». Pour répondre à cette préoccupation, il convenait de « dépoussiérer les vieux dossiers », il fallait « se remettre dans les pas des voyageurs, observateurs privilégiés, et tenter de saisir, derrière les apparences, les clichés, les mythes et les masques d’un "théâtre" insulaire, les structures cachées des comportements, les raisons d’une crise morale et spirituelle… »

  [L’une des difficultés majeures qui se présentent en Corse ― et pour tout écrivain corse ― réside dans le fait que la critique insulaire est difficile, voire impossible. Dès lors, sans le regard critique d’écrivains, d’artistes et de philosophes, comment « débrouiller la complexité d’un territoire singulier scellant jalousement ses secrets »?]

  Pour autant, il n’est nullement question pour l’auteur des Chroniques littéraires de se livrer à un exercice d’admiration. Même si l’ouvrage s’ouvre sur un très bel éloge à Angelo Rinaldi, éloge de son style en particulier, et se clôt sur un éloge à Jean-Noël Pancrazi. Même si, entre ces deux romanciers de grand talent, est également présente Marie Susini. Que M.-J. Vinciguerra compare, dans l’une de ses chroniques, à la grande romancière sarde Grazia Deledda, prix Nobel de littérature (1926). Et même si l'auteur écrit : « avec Marie Susini, Angelo Rinaldi et Jean-Noël Pancrazi, la Corse connaît une assomption littéraire qui n’est pas sans rappeler la Sicile de Pirandello et Sciascia ou la voisine Sardaigne de Salvatore Satta ». À écouter ou à lire M.-J. Vinciguerra, l’on comprend et l’on sent que le cœur et l'esprit de ce grand lettré qu’est l’auteur des Chroniques littéraires, vibrent toujours, indéfectiblement, du côté de la Péninsule.

  Toujours à propos de critique, l’auteur des Chroniques littéraires avoue qu’il éprouve une jubilation extrême à écrire sur les textes d’autres auteurs. Jubilation qui passe par le plaisir premier de la lecture auquel s’ajoute celui de l’écriture. Ainsi, pour nous parler de Jean Lorrain, auteur des Heures corses, M.-J. Vinciguerra dit avoir tout lu de cet écrivain décadentiste au style flamboyant. Lire la totalité des écrits d’un auteur afin de pouvoir rebondir ensuite sur cet auteur. Refaire avec lui le voyage, en s’imprégnant de son style, tel est le projet, ambitieux mais juste, de l’éminent érudit. Certaines lectures ont parfois donné naissance à d’autres livres. C’est le cas d'Hölderlin. À qui l'auteur a consacré une chronique en avril 1984 ― « Hölderlin ou le mythe de l'île héroïque » ― , puis un ouvrage : Hölderlin et Paoli, publié en 2006 aux éditions Materia Scritta.

  [À travers ces chroniques, M.-J. Vinciguerra évoque la question préoccupante de la langue. Faut-il continuer d'écrire en corse ? Quel avenir est réservé aux ouvrages écrits en langue corse ? Quel avenir aux ouvrages écrits en corse et traduits en français ? « A lingua corsa finira-t-elle au musée des langues mortes ? »]

  Certains auteurs continuent d'écrire en corse. Certains autres pratiquent le croisement entre corse et français. Ainsi les textes de Renatu Coti sont-ils souvent présentés en version bilingue ; de même certaines nouvelles de Marcu Biancarelli sont-elles accompagnées de la traduction de Jérôme Ferrari. Mais quel avenir pour « ces romans en dialecte corse » ? Quelle postérité ? Selon M.-J. Vinciguerra, il y a chez ces auteurs quelque chose de pathétique à vouloir s’obstiner à écrire en langue corse. D’autant que l’écart est grand entre oralité et langue écrite. À ses yeux, seul Pesciu Anguilla, le chef-d'œuvre de Sebastianu Dalzeto, est parvenu à marier avec bonheur et succès langue écrite et langue parlée.

  Si écrire en corse semble constituer un obstacle pour l’auteur, il en est un également pour le lecteur. Il n’y a pas de lecteurs de langue corse ou si peu. Le drame de la langue corse, selon M.-J. Vinciguerra, c’est qu’elle n’est nullement une langue d’État. Or, pour lui, seules les langues d’État peuvent parvenir à un véritable statut. Ainsi de la langue d’Israël, langue fabriquée de toutes pièces et langue d’État. Ainsi également de langues telles que le roumain ou l’albanais. Ou le maltais. Mais le corse, qui n'est ni la langue de l’économie ni la langue de la politique, n’a pas réussi à s’imposer comme langue d’État. Comment pourrait-elle alors prétendre acquérir ses lettres de noblesse en littérature ?
  Facteur déterminant pour une nation, la langue est le gage d’une littérature authentique. Ainsi les langues meurent-elles mais elles vivent aussi de leurs métamorphoses.
  Concernant la langue, un autre drame déchire la Corse. La langue des anciens et des aïeux est tombée dans l’oubli. Et les Corses sont aujourd'hui dans l'incapacité de communiquer avec leurs ancêtres puisque leur langue a disparu.

  [Mais de quelle langue au juste parle-t-on ?]

  La langue noble de nos aïeux n'était-elle pas le toscan ? Pour M.-J. Vinciguerra et pour d'autres avant lui, le monde des Italies était bien celui sur lequel était adossée la Corse. C’est avec la Toscane que s’est établie la grande communication littéraire de la Corse. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, cette région de l’Italie a largement influencé la littérature insulaire, fécondé sa culture et sa sensibilité. Pas toujours de manière heureuse et positive, malgré tout, en ce qui concerne la poésie. Pourtant, maintenir en vigueur un parler insulaire n'aurait pu perdurer que si la Corse était restée adossée à l’Italie. C’est à cette seule condition que la langue corse aurait eu quelque chance d’exister. Reléguant hors du territoire le pseudo-corse ― sabir, esperanto, pidgin ― qui est le sien aujourd'hui. La seule chance d'avenir pour la Corse, c'est le polyglottisme. S’exprimer en corse d'une part mais également en français. Une vraie maîtrise de la langue française est donc, aux yeux de l’auteur, indispensable.

  [L'écriture comme territoire]

  Au-delà des thématiques propres au territoire insulaire ― deuil, clan, mère, violence, mort… exil ―, il existe ― loin des clichés qui nourrissent « les Choses de Corse » ― un autre territoire. Véritable et salutaire. Le territoire de l'écriture et du style. Il en est ainsi pour Angelo Rinaldi ou pour Jean-Noël Pancrazi. Chez chacun de ces auteurs, ce ne sont pas les personnages qui l’emportent dans leur création romanesque. Pour chacun d’eux, la véritable dimension de leur œuvre se trouve dans l’écriture. C'est aussi par l'écriture qu'un auteur se guérit de ses obsessions de la mort.

  Seul véritable critère d’appréciation d’une œuvre, le style d'un auteur est tout. Un écrivain, dit M.-J. Vinciguerra, peut tout, « on peut pardonner toutes les injures, mais sûrement pas celles qui vous dénoncent comme un écrivain raté ». L’exemple même de « l’écrivain raté », c’est pour lui Michel Houellebecq, pourtant corse par sa mère, Lucie Ceccaldi ! Même récompensé aujourd’hui par le prix Goncourt, Houellebecq est l’exemple même de l’écrivain sans style, dont « l’écriture anémiée manque de nerfs » ! « Un écrivain raté » ! Et si, au-delà du méchant coup de griffe de M.-J. Vinciguerra, cette « écriture plate » relevait d'un véritable choix littéraire ? Et si ce « laconisme sec » était la marque ontologique de « l'élégance du désespoir » ? Et si ce style était le seul style apte à rendre compte d’un monde déliquescent, en proie à sa lente et molle décomposition ? Une « écriture radicale sans concession ». Pour un érudit et esthète de la trempe de M.-J. Vinciguerra, la question ne se pose pas, elle n’existe tout simplement pas.

   [Qu’est-ce que la littérature corse ?]

  Pour l'auteur des Chroniques littéraires, certains écrivains sont la métaphore de l’universel. C’est à ceux-là qu’il faut s’intéresser. Ainsi en est-il de Joseph Conrad, dont la terre originelle est la Pologne. Et la langue, l’anglais. Mais le véritable territoire de Conrad n’est-il pas davantage son écriture ? C'est d’elle que l’auteur de Lord Jim tient sa dimension universelle !

  Flaubert offre un autre bel exemple de création littéraire. Alors jeune bachelier, Flaubert effectue en 1840 un voyage en Corse, récompense pour son succès de lycéen. C’est l’occasion pour le jeune homme, « encore empêtré dans son roman familial, dans sa névrose », de « travailler sur le motif, de trouver un style qui vous entrerait dans l’idée comme un coup de stylet ». Le voyage en Corse offre à l’apprenti écrivain « une suite d’impressions fortes…et même d’extases ». « L’île lui révèlera cet ailleurs » qui porte en germe son rêve d’Orient. Au cœur même du style de Flaubert, dans les phrases inspirées de Salammbô, se cachent les réminiscences du voyage en Corse de 1840.

  Pour Flaubert mais aussi pour d’autres avant lui ― le père Didon exilé au couvent de Corbara ―, ou pour d’autres après lui, Charles Maurras par exemple, la Corse est très souvent fantasmée. Chaque voyageur ou écrivain, hanté par les images qu’il porte en lui de l’île, voit la Corse à travers le prisme de sa propre sensibilité et de son imaginaire. À la croisée de deux siècles, la Corse offre un grand contraste entre île rêvée et île réelle. Qu’est-ce que cette Corse qui change pour devenir autre ? Quelle est cette Corse qui va basculer dans la culture de France ? Que va-t-il advenir de cette mythologie de la Corse, tournée vers l’Italie jusqu’en 1840 ? Cette Corse-là disparaît au bénéfice d’une nouvelle Corse désormais rattachée à la France.

  Pour certains artistes ou auteurs, présents dans l’ouvrage de M.-J.Vinciguerra, se pose la question de leur identité. Quel lien ont-ils avec la Corse ? Qu’est-ce que l’origine corse a laissé comme trace dans leur sensibilité et dans leur œuvre ? Qu'ils s'appellent José Corti, Boltanski ou même Adorno.

  Pour le grand philosophe allemand, Théodore Ludwig Wiesengrund Adorno, « penseur capital » du XXe siècle, né d'un père juif et d'une mère corso-allemande, la question de l'origine maternelle est essentielle. Elle alimente continûment la recherche d'Adorno et sa méditation sur la langue corse. « Dans le terreau de la langue germanique où les mots sonnent "étrangers, crispants et incompréhensibles", Adorno creuse ce chemin d'une langue plus intime, plus vraie, celle du dialecte comme pour retrouver enfouie, détachée de tout concept réducteur, la langue des bergers corses, effacée et qui ne parle plus que le silence. » La langue du berger de Bocognano.

  Démultipliée à l'infini, la même quête d'identité traverse l'œuvre du plasticien Boltanski, d'origine corse par sa mère. Quant à José Corti ― José Corticchiato ― « le célèbre éditeur-libraire de la rue Médicis, l’ami des surréalistes, le découvreur de Julien Gracq et de Bachelard », c'est à des marins corses qu'il doit ses origines. Dans la chronique intitulée « L’identité révélée », M.-J. Vinciguerra écrit de José Corti qu’« il nous donne le témoignage d’une identité maintenue au-delà de toutes les séparations : loin de sa terre, loin de sa famille, loin de sa langue… José Corti découvre dans une nuit d’orage illuminée par les éclairs d’une tragédie intime, le théâtre enfoui de la mythologie familiale. »

  Ouverte sur le monde, la littérature corse, quelle que soit sa complexité et sa diversité, donne au peuple corse sa chance de survie. La seule survie possible passe par l'écriture et par la création. Seules forces vitales à même d’exorciser les démons. Et M.-J. Vinciguerra de conclure avec une anecdote sur la disparition d'Agatha Christie ; et pour élucider le mystère de cette disparition, de se mettre sur la piste de la romancière, de remettre ses pas dans ceux de la grande dame anglaise, jusqu'aux dernières maisons d'un petit village mangé par la brume hivernale. Jusqu'à l'auberge du « Bout du monde ». C'est là, « dans la petite maison-écrin de Coti-Chiavari que la maléfique opale s'est changée en Agat(h)e insulaire, telle qu’en elle-même, pour l'éternité de l'écriture ».

Angèle Paoli


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