Magazine Journal intime
Le Miroir Déformant De L'Enfance.
Publié le 11 janvier 2008 par Mélina Loupia
Un soir de semaine comme les autres.
Une famille moyenne comme les autres.
Le père, la mère et leurs 3 enfants.
Une table mise.
Un dîner frugal, mais bienfaisant.
"Maman, décidément, ta Floraline, elle est délicieuse, presque comme chez mamie. Comment tu l'as faite?
-Ah, un grand chef ne révèle jamais le contenu de sa touffe, je regrette mon fils."
C'est vrai que la façon que la mère de Copilote avait de lui préparer cette bouillie n'avait pas d'égal.
Elle faisait fondre la céréale dans un bouillon de légumes ou de poule et l'agrémentait soit d'une noix de beurre et de quelques cheveux d'Emmental, soit d'un carré de fromage des gastronomes en
culottes courtes
Et ce soir-là, j'avais choisi d'innover et remplacer le râpé par de fins dés de Mozzarella. Divin.
"Ah maman, franchement, ça me rappelle mon enfance.
-Avec tes 14 ans, c'est plutôt rassurant que tu t'en souviennes.
-Non, mais si, je t'assure, ça me renvoie plein d'images rapides.
-Des flashes.
-Maman, il est voyant Jérémy?
-On dit medium, et c'est une image, il veut dire qu'il se rappelle certains lieux ou visages.
-Un peu comme quand on va mourir et que sa vie défile devant les yeux?
-Oui, mais là, c'est pas un film, c'est des diapositives qui lui rappellent quand il était petit.
-Pourquoi j'ai pas de flash moi?
-Parce que tu es trop petit.
-En attendant, la Floraline, ça me rappelle quand mamie me gardait, et qu'après le repas, avant la sieste, j'allais jouer dans son grand jardin.
-Son grand jardin? Tu sais, même si elle avait de la chance d'en avoir un en ville, il était pas si grand que ça, c'est avec tes 2 ans que tu le voyais immense.
-Moi, maman, c'était la grande piscine qu'on avait à l'ancienne maison qui me rappelle des souvenirs.
-Idem Nicolas, tu la voyais grande, mais elle l'était moins que celle qu'on a aujourd'hui.
-Ah bon? J'avais l'impression que c'était grand comme la mer.
-Et toi maman, t'en as des flashes?
-C'est pas des flashes qu'elle a votre pauvre mère, c'est des vieux films en super8.
-On peut les regarder?
-Ils sont dans ma tête."
En effet, des images jaunies, cornées, déchirées ou conservées sont bien à l'abri dans un coin reculé de ma tête.
Rieuses ou tristes, j'aime refaire ce monde d'alors de temps en temps, quand celui d'aujourd'hui tarde à se faire aimer.
Ce midi, certaines d'entre elles ont donné raison à Jérémy, qui voyait tout comme au travers d'une loupe.
En semaine, quand y a école, et quand mes activités chronophages de ma vie de mère au chômage m'en laissent le loisir, moi aussi, je vais à la cantine.
Où j'y retrouve mes sœurs, parfois au complet, mon père, quand il est en congés et la cuisinière, que j'appelle aussi maman.
Il nous arrive, à l'occasion d'un décès dans la famille ou d'un anniversaire, d'un courrier, coup de fil ou tout simplement d'un verre de vin, de prendre le train du temps en marche-arrière,
souvent à 4, papa, Florence, maman et moi.
Et ce midi, alors que nous sommes à nouveau cette petite famille des années 70 où tout était encore possible, surtout le meilleur, nous descendons une fois de plus sur le Quai Forgas.
Immédiatement, sans transition, j'ai entre 2 et 4 ans.
Je revois cet appartement immense, très haut de plafond.
Ces escaliers en pierre puis en bois interminables.
Le couloir de l'entrée en tomettes cirées long comme un jour sans pain.
Les 3 chambres spacieuses.
Le salon-salle à manger princier.
La vaste cuisine et la porte-fenêtre qui donnait sur la cour intérieure, ses graviers et cet oranger majestueux sur la droite.
La grande école maternelle, où Florence me laissait, confiée par maman, avant de monter vers la primaire, juste en dessus.
Le manège vertigineux de la cour de récréation.
Le préau dont la grosse voix des institutrices résonne encore dans mon ventre.
Le ciel noir de nuit qui s'abat sur nous quand papa ou maman nous récupéraient chez Mr et Mme Véra, à la sortie de la ville, au pied de cette plage, cet immeuble qui touchait les étoiles.
Et l'été.
2 mois interminables dont une partie était passée avec la mère de papa.
Rituel du matin calme dans le jardin, à casser des pommes de pain pour se délecter des pignes, se pourrir les genoux de résine, se cacher dans la cave et sentir le mazout de la cuve jusqu'à la
nausée.
Les après-midi aux plages.
l'Oasis, le Tamarin, la jetée, et le Furat, inaccessible, loin de tout, crique de galets, dont il fallait escalader la falaise, chargé de bouées, parasols, glacières et autres rabanes.
"Mais on allait pas que là non? Je me rappelle d'une immense plage de sable, qui longeait une grande ville, je me souviens une muraille longue en pierres sèches et des escaliers tous les 50 ou
100 mètres.
-Meuh non, celle-là, tu n'y es jamais allée, juste ta mère et moi, et une fois.
-Non, je crois qu'elle a raison, c'est bien celle-là.
-Je te dis que non.
-Pourtant, je me souviens clairement une fois, on était toute la famille, et Florence qui se baignait la main en l'air pour pas que la plaie de la morsure du chien se mouille.
-Ahhhh! Oui, en effet, c'est bien cette plage, mais elle était pas si grande.
-Pourtant, on en voyait pas le bout, fallait bien nous repérer sur le sable pour pas dériver.
-Tu en voyais pas le bout, tu avais 4 ou 5 ans, tu voyais ça avec tes yeux d'enfant."
Alors, avec la vision des 8 ou 9 ans de ma sœur, les souvenirs écorchés de papa et l'émotion de maman qui a tant donné, à cette époque, pour que ce pan de nos vies soit encore palpable
aujourd’hui, lentement, nous avons remis la perspective, la distance, les lieux et les images à leurs places, retiré chacun nos focales de ce monde et repris le train de la vie d'aujourd'hui.
Et je me rends compte aujourd'hui, dans ma position de mère, combien sont fragiles ces souvenirs qui construisent la vie des enfants.
Combien il est précieux que tout petit, on voit le monde géant, à notre mesure, pour qu'il reste assez vaste pour contenir toutes les images qu'on a à y mettre.