Magazine Humeur

prolifération de la perte

Publié le 23 novembre 2010 par Cecileportier

 

 

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Objet perdu : objet précieux. Préciosité moins monétaire qu’affective. La trace que l’objet laisse en nous en est l’aune. Ce que sa perte provoque : un sentiment d’exil, d’irréversibilité. La perte d’un objet nous fait croire à l’existence des événements, à l’idée qu’il y a un avant, un après, et que s’il en est ainsi pour les objets il doit en être de même pour nous. La perte d’un objet nous apprivoise à l’idée de l’après-nous.
Des jalons de perte comme ça, j’en ai aussi. Des objets chéris que rien n’efface parce que justement ils ne sont plus visibles.
Mais il y a aussi des pertes d’objets insignifiants, et pourquoi donc on tairait ces pertes là ?
Je suis pour ma part confrontée à la perte de chaussettes. Plus exactement, à la perte de chaussette, au singulier, car c’est bien cela qui est embêtant, de perdre une seule chaussette et non les deux.
La perte de chaussette n’est pas un traumatisme en soi. C’est la répétition qui use. C’est surtout, avec la répétition, l’augmentation considérable du volume à consacrer pour conserver les autres chaussettes, celles qui, de la paire originelle, restent, et dont on ne sait plus que faire puisque les chaussettes vont généralement par deux.
Le phénomène de la perte de chaussette est subtil et paradoxal. Là où la perte d’un objet précieux creuse le monde, la perte de chaussette l’augmente dangereusement, lui rajoute de la matière.
Cette matière proliférante, on peut tenter de la réduire, mais c’est une gageure, un travail de Sisyphe : car toujours de nouvelles pertes viennent augmenter le tas des chaussettes orphelines. Régulièrement on tente de reconstituer des paires. Il serait fastidieux d’explorer toutes les méthodes expérimentées pour que chacune retrouve sa chacune : on les étale, on les classe par taille, par couleur, par degré d’usure, puis, au sein d’une même couleur, par motif, par texture, par épaisseur de bordure, par, par, par… On a parfois la joie intense d’apparier de nouveau deux petites socquettes blanches à bord dentelé, mais pour le reste ? Le reste continue d’être matière inutile, matière en attente.
Car qui oserait jeter la chaussette survivante sans avoir la preuve absolue et définitive que l’autre est perdue sans espoir ? Ce serait une attitude bien légère. Qu’on songe en effet, qu’il est rare de sortir ses chaussettes de chez soi, sauf par paires et vissées aux pieds. D’où il ressort qu’une chaussette perdue n’est jamais qu’une chaussette égarée, qu’une chaussette encore là.
Par cet espoir tenace de retrouvailles qu’il instille en nous, le phénomène de la perte de chaussette vient sournoisement saper l’idée même de la perte. Car si la paire de chaussettes obéit comme les autres objets et personnes à la règle de la disparition inéluctable, la chaussette, en tant qu’elle est singulière et orpheline, en tant qu’elle est inutile, existe sous le régime de l’éternité.
Et ce n’est pas le moindre des paradoxes, que ce soit ce petit amas de mailles insignifiant qui vienne contredire, de façon si exaspérante, tous nos désespoirs.


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