D’ailleurs, ce sont les autres qui le lui ont fait croire, au début.
Elle a essayé de résister, ne pouvant se résoudre à cette bizarrerie dont on l’accable, elle, alors que tout porte à croire que les autres n’en semblent pas si exempts que cela.
Mais leur nombre a eu raison de ses croyances, ils ont tant et si bien distillé le doute dans ses veines palpitantes qu’il a fini par se répandre dans son corps tout entier jusqu’à s’installer définitivement dans son cerveau, semant la pagaille dans ses connexions neurologiques.
Pourtant, le doute n’a jamais cédé la place à la certitude et c’est bien cela qui l’a empêchée de sombrer lourdement dans un univers bien plus effrayant que cette bizarrerie dont elle s’accommode.
Pour être tout à fait honnête, elle est bien obligée de s’en accommoder ! Elle est devenue sa compagne, sa confidente, son amie de cœur, sa rivale, voire son ennemie. Elle lui a même donné un nom : B. B comme binoclarde, balourde, bouboule, bête, bizarre… autant de noms dont usent les autres lorsqu’ils la voient passer dans la rue.
Elle ne sort toutefois que rarement. On l’y autorise pour aller à la messe. On l’assoit au fond, près de la colonne de gauche cachée derrière la statue de la Vierge Marie qui la détaille sévèrement, l’air de penser : « Comme cette fille est bizarre… » Elle garde alors ses yeux baissés sur ses genoux, se perdant dans la contemplation silencieuse des plis de sa jupe écossaise.
Elle ne communie plus, le prêtre le lui a interdit depuis le jour où elle lui a mordu le doigt. Elle l’a fait exprès et tous deux savent pourquoi.
Cette punition, que les autres ont jugée suprême, lui a grandement rendue service : Depuis, tout en évitant le regard désapprobateur de la Madone, elle prend un grand plaisir à observer le profil des autres, perçant, à leur insu, les secrets et les péchés dont ils viennent se faire absoudre par un émissaire du Seigneur à la pureté grisâtre.
Elle grave sur le dossier du banc devant elle, le nombre de fautes inavouées de ces prétendus fervents. A ce jour, elle en compte trois cent quatre-vingt-quatorze pour un total de soixante-dix-huit Dimanches et cent quarante-neuf pratiquants.
Elle se souvient de toutes et, à la sortie de la messe, il est fréquent de la voir se diriger vers un des autres, de se planter droit devant lui en marmonnant quelques paroles qui font sursauter et battre en retraite l’interpellé, lequel scande à qui veut l’entendre : « Mon Dieu, que cette fille est donc bizarre ! »
Ses parents accourent, affolés, en rogne ou indifférents selon les Dimanches, l’attrapent chacun par un coude et l’entraînent « manu militari » vers le domicile familial.
Elle s’assoit dans la cuisine, sur une chaise, près de la fenêtre, se tordant le cou dans l’espoir d’apercevoir par delà les nuages ce Dieu qui écoute avec bienveillance toutes les bizarreries des autres mais reste désespérément sourd aux siennes.
Bizarre non?