Magazine Journal intime

# 28 — alpha est omega

Publié le 25 novembre 2010 par Didier T.
Les intimes brumes enfantines du fond de mes âges, depuis plusieurs mois je me rends bien compte, ça me travaille plus que d’ordinaire. C’est valable pour tout le monde. On a des phases comme ça, arrêts sur passé du roseau pensif, et puis après ça se calme. Hé bien depuis quelques temps, je ne sais pas complètement pourquoi mais j’y clapote bien comme il faut, dans l'auto-archéologie. J’ai besoin de comprendre certaines vieilleries restées jusqu’ici comme des épaves fantômes dans ma souvenance de môme, et ensuite de les figer sur papier. Alors mes parents, quand je les vois, j’ai pas mal tendance à leur poser des questions sur ces souvenirs flous dans ma tête, ces évènements d’un autre temps que j’ai jadis enregistrés sans trop comprendre sur le coup, qui depuis circulent dans mon entendement comme un discret petit larsen peu intelligible. Les vieux ont bien compris, ça les fait marrer mais ils ne sont pas contre, ils rebondissent sans se faire prier, ils m’expliquent ce dont ils se souviennent, simplement, directement, et souvent ça m’éclaire. Parfois c’est surprenant, notamment l’histoire de la boîte que j’ai vu mon paternel enterrer à un endroit bien précis —hé bien maintenant je sais que j’avais six ans et qu’il croyait que personne ne l’avait vu jouer au fossoyeur amateur, et je sais désormais ce qu’il y avait dedans, cette boîte, et nul doute qu’à sa place j’aurais agi de même... sauf qu’avant de sortir pelle/pioche, je me serais fendu d’un petit tour en voiture pour coller les mômes chez Papi-Mamie.
# 28 — ALPHA EST OMEGA
C’est une soirée que je passais en compagnie de mon papa et de ma maman, chez eux. Juste nous trois —un peu de ‘carpe diem’ familial ne nuit point à l’honnête homme qui n’a rien de méchant à reprocher à ses parents. La vie peut s’avérer encore plus courte que ce qu’en hurlent nos craintes du dedans, j’essaye de garder ça en tête chaque jour avec le premier café, donc quelles que puissent être les ‘bonnes raisons objectives’ je ne crache jamais sur le bon temps cueillable sans trop de frais et vous invite à agir de même, mes bien chers frères, mes bien chères sœurs.
Ce soir-là, on cassait la croûte tous les trois. En fond sonore, la bande d’un DVD de William Sheller en concert en Belgique avec un orchestre classique. On mangeait des crêpes. On causait de l’enfance —la mienne, la leur, celles de leurs parents. Ce fut un excellent repas tout simple, agréable, dense, des regards et des rires, de vieux bouts de réel caduc temporairement extirpés de l’oubli, le genre de moment qui laisse une petite empreinte dans la mémoire, une trace qu’à la fin de la soirée en allant se coucher un peu tangent on sait qu’un résidus de tout ça restera en flotaison pas trop loin de la surface... du moins, tant qu’il y aura une surface.
Ce soir-là des brouillards de l’enfance sur fond de William Sheller (ce qui va plutôt bien ensemble), vu qu’on mangeait des crêpes ma mère ça lui a rappelé une antiquité, alors elle m’a demandé en rigolant:
— “Tu te souviens du coup où t’avais mis du champoin dans la pâte à crêpes?”
Ah, ça ne me disait rien du tout. Alors elle m’a raconté l’histoire. Je devais avoir deux-trois ans, à peu près à l’époque où dans l’appart’ j’arrachais toute la tapisserie à ma hauteur sans la moindre idée du sens du mot ‘caution’. Ce jour-là, elle l’avait trouvée inquiétante, la pâte à crêpes, une drôle de consistance, et à la cuisson un aspect d’expérience Gaston Lagaffe, résultat immangeable, et puis moi assis à table à jouer les innocents jusqu’à résolution de l’énigme en retrouvant la bouteille vide de champoin dans la cuisine (enquête vite pliée, un seul suspect donc un seul coupable —ma frangine pionçait au berceau, mon frangin n’était pas encore au programme). Aucun souvenir de ça, les crêpes au champoin, ahum, mais vu mon CV préscolaire c’est dans l’ordre du possible, je peux pas nier. Pendant que ma mère racontait ça, je voyais mon paternel qui me mattait par en-dessous de ses lunettes avec une expression assez fixe, l’air de penser que ça lui aura vraiment coûté trop cher, son petit moment de plaisir pendant ses vacances en Corse, pile neuf mois avant ma naissance. Et ma mère à côté qui en remit une dose:
— “Quand t’étais petit, toi, qu’est-ce que t’auras pu me faire pleurer... Mais heureusement, y’a eu aussi des fois où c’est toi qui as souffert.”
Ah. Mais encore?
— “Tu te souviens pas du sapin de noël?”
Une vague vaguelette informe m’est alors remontée, une sensation de trouille totale, un monstre tout fossilisé au fond de ma mémoire, un protosouvenir aveugle qui n’avait pas réémergé depuis... depuis... pffff. Mais je n’arrivais pas à visualiser du précis sur ce sapin, juste je sentais de la terreur floue. Alors elle m’a raconté, et au fil de son récit ça m’a remué des petites cases pleines de poussière, ça s’est précisé dans le ressenti du danger, mais aucune image à part celles qu’on est tenté de reconstruire dans le vraisemblable, qui comptent pour de la bière sans alcool.
C’était noël, j’avais un an et demi. Qui dit ‘noël avec un gamin’ dit sapin. Donc on avait un résineux dans l’appart’, un sapin tout sec avec des guirlandes et le reste de l’attirail, comme il se doit. Au sommet du sapin, un espèce de gros pétard que quand on l’allume, il gicle des gerbes d’étincelles en tournant sur lui-même, comme sur la guitare de Rémy Bricka (hé voui, Rémy Bricka, l’homme-orchestre, ceux à qui ça parle ça ne les rajeunit pas —quand j’étais lardon je l’adorais ce mec, un dieu avec ses colombes, son costume blanc et son galurin). Et voilà-t-y pas que ce noël de mes un an et demi, à un moment où j’étais seul dans la pièce, le petit feu d’artifice genre Rémy Bricka a enflammé le sommet du sapin sec, et ma mère dans la pièce à côté m’a entendu hurler comme si on me coupait les doigts à la scie sauteuse sur fond sylvestre de pas sain de noël. Elle a rappliqué. Elle dit qu’elle a vu sur mon visage l’expression d’une terreur primale, des yeux de cinglé, comme si des bombardiers lâchaient leurs chapelets autour de moi. Alors elle a éteint le petit feu de rien du tout et ensuite ça lui a pris un temps démesuré pour me calmer. Et elle a conclu son récit en racontant que l’été suivant, on était en vacances, au camping, vers Audierne, et à chaque fois qu’un estivant allumait un feu pour les grillades je me barrais en hurlant, qu’ensuite c’était tout un cirque pour me rattraper et me tranquilliser. Et au noël d’après, on n’a pas eu de sapin.
J’avais complètement oublié tout ça. Mais une fois qu’elle me l’a raconté, hé bien, à défaut du film les sensations sont bien revenues en tête de ma gondole, à tel point que les nuits suivantes j’en ai cauchemardé plusieurs fois de ce foutu sapin en feu d’une autre époque —le cerveau, c’est quelque chose. Et c’est à ce moment de la discussion, quand ma mère eut achevé son récit pyrosapinesque, que mon père, jusqu’ici resté silencieux, m’a dit:
— “Dans 5o ans, tu seras à la maison de retraite à emmerder les infirmières comme tu nous as fait chier. Tu seras dans ton lit à pédaler dans la semoule d’Alzheimer... et pour peu qu’à l’hosto il y ait un toubib de mon accabit tu l’appelleras ‘papa’, ce brave homme qui aujourd’hui n’est peut-être même pas encore né. Et puis le jour de noël dans 5o ans, les infirmières, pour te faire plaisir, t’installeront un beau sapin dans ta chambre, avec un superbe petit feu d’artifice au sommet. Et elles trouveront vraiment trop injuste que tu les remercies en hurlant, juste avant l’attaque cérébrale fatale que le corps médical ne s’expliquera pas, au vu de ton dernier scanner parfaitement normal.”
Sur ce, il a refait les niveaux de nos godets respectifs avec aux lèvres son petit sourire de Francis Blanche dans les tontons flingueurs. William Sheller chantait ‘les machines absurdes’.
“c’est faut croire
une fâcheuse habitude
et j’ai peu d’aptitude
à la vouloir changer”
***Publié par les diablotintines - Une Fille - Mika - Zal - uusulu

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