De l'apprentissage du dessin

Publié le 28 novembre 2010 par Headless

Il se trouve que j'enseigne le dessin depuis dix ans et que je continue à penser la même chose qu'à mes débuts : le dessin ne s'enseigne pas vraiment. On peut juste créer des situations de découvertes, poser des contraintes, pousser chacun à se questionner sur sa pratique, mais affirmer une solution : non. J'ai l'impression qu'à commencer par moi-même, on ne m'a pas vraiment appris à dessiner sinon en me donnant des manières de faire qu'il a fallu lâcher plus tard (parce que justement pas les miennes). Et qu'est-ce qu'apprendre à dessiner sinon trouver son propre trait?  Est-ce qu'on peut dire pour l'autre ce qu'il doit être ou faire? Non, il doit le trouver par lui-même.

Serait-ce à dire qu'on n'a pas besoin d'enseignant, que le professeur de dessin est inutile? Non. C'est plus compliqué. Premièrement, surtout au début, on a besoin de trouver un soutien, une estime dans le regard porté sur son travail par l'enseignant (ça a été très important pour moi). Puis ce regard peut aussi être critique ce qui est formateur. On gagne du temps, sinon seul face à son boulot personne pour dire, contredire, recadrer, ouvrir...

Un de mes souvenirs marquant dans mon propre parcours est celui d'une prof d'expression plastique qui descendait mes boulots en me disant que je m'enfermais dans une esthétique "bande dessinée". Au début, par orgueil, ce "refus" de sa part avait du mal à passer! (Il est marrant comme ce qui sort de soi est dur à remettre en question, comme si une critique remettait en cause la personne elle-même). Puis j'ai commencé à intégrer cette remarque, à aller voir du côté de la peinture (l'exposition des dessins de Schiele au musée de la Seita a été sur ce point décisive) et je me suis ouvert à d'autres choses. Cette personne, je tiens à la remercier : merci Anne Nourian. ce travail de sape ne m'a pas interdit la voie à la bande dessinée et m'a permis bien au contraire de revenir à mes premières amours l'oeil enrichit et désinhibé. Que c'est-il passer dans ce cas? M'a-t-on donné quelque chose ou ôté quelque chose?

L'enseignement du dessin, en tout cas à mon sens, serait plus du côté de la sculpture où face à un bloc on doit soustraire de la matière pour révéler une forme. Il s'agit moins d'ajouter que d'éliminer. Eliminer quoi? D'abord des certitudes, des recettes trop rodées, une illusion de savoir faire. Je rencontre souvent des étudiants qui s'enferment dans des styles ou des approches typées, ancrées, avec ceux-là il est très dur de leur apporter quoi que ce soit. Il y en a de très doués, mais il est un peu triste de voir qu'il resteront dans leur certitudes et surtout dans une forme figée et limitée. Eliminer aussi la poussière qu'on a dans l'oeil. Parce que finalement c'est quoi dessiner? Cela n'engage pas qu'une souplesse du poignet, ou le fait d'arriver à faire coincider ce qu'on a en tête avec ce qui arrive sur le papier, bref à maîtriser des formes. Dessiner engage d'abord la vision qu'on porte sur les choses. Autrement dit il faut se faire une idée des choses, apprendre à les voir avant de vouloir en poser une trace sur la feuille (bref, ne pas mettre la charrue avant les boeufs). Parce qu'on ne voit pas bien, dessiner revient d'ailleurs à se frotter les yeux. Et on en a pour une vie. Le lien entre vision et dessin n'est pas que de l'ordre de l'évidence (même si après tout un aveugle peut aussi dessiner). On dessine ce qu'on voit (mal ou bien, ou qu'on entre-voit). Il y a une dimension plus subtile où voir et dessiner c'est kif kif, à tel point que dessiner c'est voir et voir est dessiner. Je précise mon propos : le dessin commence bien avant le contact entre encre, outil et papier. Et il continue aussi après l'acte de dessiner. Un vrai dessinateur voit le monde sous forme de dessin et c'est comme ça qu'il dessine mieux le monde.

On peut ainsi dessiner sans crayon, sans encre, sans support. De même qu'un photographe inspiré peut prendre mentalement des clichés, extraire un détail d'un ensemble, et occulter ce qui est superflu. Savoir voir est un préallable au dessin. Et dessiner est une façon de mieux y voir. Je ne dis pas qu'on doive en passer par le dessin d'observation pour être un (bon) dessinateur, pas du tout. Quel que soit le degré de simplification ou d'abstraction d'une oeuvre dessinée, la seule référence c'est le visible. Ainsi, même si je dessine de tête, que "j'invente" des formes, qu'est-ce que je fais sinon de synthétiser des milliards d'images perçues et mémorisées, stockées à l'intérieur? En général, le dessinateur a pour cette raison l'oeil vorace et avide du moindre détail. Tout peut servir. Rien n'est à bannir.

J'essaierai de poursuivre ces réflexions libres autour du "dessiner".