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Aux frontières du réel

Publié le 14 janvier 2008 par Laurent Matignon

Petit laid


Chapitre 8
Etrange comme les rues sont désertes par ici. Mais je comprends bien vite les raisons de cette absence. Les rues sont laides. Très laides. Je ne peux pas croire que cette ville ne soit qu’un invraisemblable maillage de rubans goudronneux, prisonniers d’un manteau de pavés. De pavés rouges. Jaunes. Gris. Blancs. Mauves, même !
Un monument de ce nihilisme esthétique m’a arraché un sourire. Des humains avaient eu honte de cette chose et avaient tenté de dissimuler son ossature de briques sous un habit de crépis grisâtre. Une vraie réussite.
Je me laisse guider néanmoins par ce fleuve noir et disgracieux, en suivant mon instinct. J’ai toujours été du genre à trouver du beau même là où il n’y a que laideur et désolation. Ca aide à survivre en ce bas monde.
Je finis par en trouver la source : une merveille de petit centre-ville à l’ancienne, avec ses ruelles étroites et animées, ses façades parées d’or et d’argent, sa fontaine où les amoureux viennent s’écœurer d’amour, et ses boutiques à la fois chics et chaleureuses.
Ses ruelles, ou devrais-je dire sa ruelle.
Il semble que les gens d’ici ignorent que « ruelle » ne signifie pas forcément une rue aussi courte que la résistance moyenne des amoureux face à l’éloignement géographique. Et que tout comme ces amoureux, les ruelles vont au moins par deux.
Soit. J’en fais mon deuil.
Mais je ne peux m’empêcher de m’interroger sur le climat de ce pays si accueillant : fait-il si beau et chaud ici, pour que près de la moitié des créatures que l’on y croise soient bronzées comme un 15 août au retour de St Trop’ ? Et pourquoi un bon nombre d’entre elles éprouvent-elles le besoin d’arborer une coiffe à visière orientée vers la nuque ? Pour se protéger des UV, sans doute. Ces UV si vicieux et retors qu’on nous explique qu’ils sont capables de s’infiltrer au travers de n’importe quelle étoffe.
Aussi fourbes soient-ils, je doute fort qu’ils parviennent un jour à percer cette purée de vase qui recouvre aujourd’hui la ville. Tout comme un rhinocéros se prémunit contre les attaques d’insectes en se roulant joyeusement dans une boue dégueulasse, la capitale des Flandres se protège d’une éventuelle et très improbable charge du soleil, en s’abritant sous une gangue de bouillasse. Je crains que le soleil n’ait depuis fort longtemps connu son Chemin des Dames.
Néanmoins, j’éprouve spontanément une sorte de sympathie pour les autochtones. Ce n’est pas qu’ils soient particulièrement attirants au premier abord, ou qu’ils fassent preuve d’une hospitalité digne d’intérêt. Ce n’est pas non plus que j’ai eu l’immense chance de rencontrer dès mon arrivée deux ou trois personnages avec lesquels j’ai pu nouer des liens d’amitiés très forts. Non. N’allez pas chercher si loin.
La réponse est pourtant évidente.
C’est qu’il ne s’agit en aucune façon de sympathie.

Je suis aujourd’hui capable de définir avec précision ce singulier sentiment. De le définir pour moi-même. Car il est loin d’être aisé d’expliquer quelque chose qui est à la fois si personnel et insolite. Je vais néanmoins m’y essayer. Je crois que ça en vaut la peine. Ne serait-ce que pour moi.
Imaginez vous en train de regarder un reportage télévisé. Imaginez vous confortablement affalé dans votre canapé, avachi après une rude journée de travail. Le repos du guerrier. Imaginez vous en train de déguster de bons petits plats. Imaginez enfin que le reportage en question traite d’un pays peuplé de gens qui vous sont totalement étrangers. Un pays où vous n’êtes jamais allé. Un pays où vous n’irez sans doute jamais. Un pays où vous n’avez absolument aucune envie de mettre ne serait-ce qu’un pied. Avec des gens dont vous n’avez, soyons clairs, absolument rien à foutre. Le Biaffra, par exemple. Demandez-vous ce que vous ressentez dans une telle situation. De la pitié ? De la compassion ? Allez, de l’amitié, presque.
Soyons sérieux.
Non, vous ressentez un soupçon de curiosité, mâtiné d’un zeste de dégoût, le tout saupoudré, il est vrai, d’une indispensable dose de compassion bien-pensante. Et vous vous accrochez de plus belle à votre assiette de Lustucru, de peur sans doute qu’un petit Somalien ne vienne vous la chiper avant que vous n’ayez pu l’ingurgiter. Après tout, ce n’est pas en vous privant de manger que vous aiderez ce pauvre enfant squelettique. Une somme de maux n’a jamais fait un bien. Et qui pourrait vous donner tort ? Sûrement pas moi.
Et finalement, si ces gens en sont là où ils en sont, c’est qu’ils l’ont bien cherché/voulu/mérité. Ils n’ont qu’à pas se taper dessus. Ils feraient mieux d’acheter à bouffer plutôt que d’acheter des armes. On ne peut pas supporter toute la misère du monde – phrase que je laisse à chacun la liberté d’interpréter à sa guise.
Parfait. Vous vous trouvez dans l’exact état d’esprit dans lequel je m’asphyxiais à l’époque.
J’avais pleinement conscience que je n’étais là que temporairement, pour une durée certes inconnue, mais forcément limitée. Et je savais pertinemment que je n’avais rien en commun avec ces gens que je croisais dans la rue. Fort heureusement. Je les regardais, observais, examinais comme si je m’étais trouvé dans un zoo urbain. J’avais une place en première classe pour regarder évoluer de près un univers qui m’était jusque là totalement étranger. Jamais je n’aurais pu imaginer qu’il était possible de vivre, apparemment sans contrainte extérieure, c’est-à-dire de son plein libre arbitre, dans un endroit pareil.
Mais la vérité n’est parfois pas très vraisemblable.

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