J’ai bien fait le tour de la question.
Comme elle était affichée sur une table ronde lumineuse, au centre du plateau, ça m’a fait un peu marcher.
Au premier tour, le public s’est tu. On entendait juste le cliquètement de mes béquilles.
Au deuxième tour, le présentateur a souri, de toutes ces belles dents, si blanches et si bien alignées. Et il a dit : « Je crois que Benoît fait le tour de la question ! ».
Le public a beaucoup ri.
Au troisième tour, le présentateur a haussé un sourcil.
Au quatrième tour, j’ai un peu ralenti. Mes jambes me faisaient mal. Mes reins aussi.
Je n’ai jamais fini le cinquième tour. J’ai arrêté de tourner, et puis j’ai dit :
« Une chaussette ».
« Une chaussette ! » a repris le présentateur en écho. « Une chaussette ! Ahaha, une chaussette ! Et vous, public, qu’en pensez-vous ? La réponse est-elle une
chaussette ? »
Le public a applaudi. Hué. Trépigné. Le public ne savait pas mieux que moi, alors il a fait beaucoup de bruit.
Le présentateur a calmé les braillements en levant une main manucurée et autoritaire. « Voyons, Benoît… C’est donc votre réponse… Une chaussette… Hé bien nous allons voir ce que
l’ordinateur nous dit, n’est-ce-pas ? »
J’ai pas répondu. J’étais venu ici pour donner une seule réponse, ma réponse était « chaussette ». Maintenant, je serrais les fesses, et c’est tout.
Le présentateur a placé son long doigt propre sur la question lumineuse. A son contact, les lettres se sont brouillées. Elles ont tourbillonnées un petit moment, pendant que la régie lançait sa
petite musique flippante. Et puis de nouvelles lettres sont apparues sur la table.
Maintenant, y’avait marqué « Bouton ».
J’ai entendu un long hurlement. Celui de Karine. Immédiatement couvert pour les clameurs du public. Ca a duré un petit moment. Comme une meute de loup avant la curée.
Le présentateur a secoué la tête d’un air très affligé. Il a posé sa belle main sur mon épaule. « Vous connaissez les règles, Benoit, n’est-ce-pas ? » il m’a dit sur un ton
grave.
Tu parles ! Bien sûr que je connaissais les règles ! Une émission reconnue de salubrité publique ! Avec une audience de 3 millions de spectateurs par jour, il ne devait pas se
trouver grand monde pour l’ignorer, dans la Ville-Bulle.
Mais, si on y pensait trop, on ne jouait pas. Alors j’avais taché de ne pas y penser, je m’étais juste concentré sur les 100 litres d’eau détoxifiée promises au gagnant. J’avais joué. Et
apparemment, j’avais perdu.
Le présentateur s’est placé en face de moi, sa main toujours sur mon épaule. Il m’a regardé bien droit dans les yeux, avec ses lèvres roses un peu pincées, comme s’il était très désolé.
Je lui ai souri, à pleine bouche. Son regard a vacillé, et il a tourné les yeux. Les Sains ne supportent jamais trop longtemps la promiscuité de mon visage.
Il s’est retourné vers le public et il a dit, en reprenant sa grosse voix de réclame « Benoit, maintenant, c’est l’heure d’ouvrir le volet ! »
Et à nouveau le public s’est enflammé. Je n’entendais plus Karine, ils avaient du l’évacuer. C’est mieux, je pense.
Deux gros molosses de la prod’ sont venus me chercher. Comme le studio est bâti tout contre la paroi de la Ville-Bulle, ils peuvent faire ça en direct, et immédiatement. Pas besoin d’attendre
que le pauvre gars (moi, aujourd’hui) soit escorté jusqu’à une Sortie, comme à l’époque de "L’Eau ou l’Air".
Ils m’ont fait grimper sur une espèce de passerelle qui surplombait le plateau. Les lumières des projecteurs m’éblouissaient, et avec mes béquilles, je peinais à avancer, mais les deux molosses
me poussaient au train.
Maintenant je suis devant le sas. Transparent, pour que le public et les caméras puissent tout suivre sans risque.
La paroi du sas coulisse. On m’y propulse d’un solide coup dans le dos. Je tombe à genoux devant le volet. Derrière moi, ça se referme.
La chaleur est déjà intolérable. L’air est déjà à peine respirable. Je pose ma main à trois doigts sur le volet, et le pousse.
Texte écrit dans le cadre de l'atelier d'écriture Paroles Plurielles
et inspiré par la "Lettre écrite en 2070"