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Guillaume

Publié le 04 décembre 2010 par Banalalban

Il faut imaginer la chose : c’est bien une tête d’homme, mais il lui en manque une bonne partie car il n’a plus de mâchoire inférieure. Une balle de carabine lui a arraché la bouche ou tout du moins la moitié et est ressortie par l’arrière de la joue, c’est pas beau à voir (c’est ce que l’on m’a raconté) parce qu’en fait, il venait de se suicider. Tenté de. Mais ça n'a pas marché, la greffe suicidaire et morbide a pas pris, sa greffe de peau quant à elle prendra, quelques années plus tard, faisant de lui un caïd respecté et craint dans tout le village. Tout le monde l'appellera "Guillaume-la-Balafre-Mordorée". On le verra, traînant son visage défiguré, avec des lignes blanches dessus comme une autoroute, posant son gros cul de semi-lourd sur les rebords de la fontaine communale, le goulot de cette dernière obstruée par une châtaigne. Moi, je ne m'en souviendrai pas. J'étais bien trop jeune pour comprendre cette irruption impromptue dans la cantine. Je devais avoir 3 ans. Je jouais avec mon petit suisse (j'en étudiais de manière très scientifique la rhéologie) :  je n'ai rien vu de la genèse de "Guillaume-la-Balafre-Mordorée". Il avait quinze ans à l'époque. Et un père chasseur.

Les châtaigniers et les platanes dont on fait du poil à gratter. J’ai balancé une fille un jour, en maternelle encore : nous la tenions avec un ami, moi les jambes, lui les bras, nos mouvements faisant balanciers, à la une, à la deux, à la trois et on l'a envoyée valdinguer sur le bitume. Le bitume de la cour de récréation. Y’a pas à dire, elle a dû avoir mal. Moi non. L'ami en question s'appelait Guillaume d'ailleurs. C'est drôle.

Un jour j’ai frappé un garçon en primaire, pour voir l’effet que ça fait d’être de l’autre côté. Je ne suis plus jamais retourné du mauvais côté.

J'étais un enfant un peu autistique avec un physique de garçon normal non-autistique. La nature m'a toujours fait tromper mon monde.

C’est moi qui tire les ficelles, même si je dois avancer seul pour pouvoir continuer.

À la maternelle on nous faisait écouter de la musique classique pendant la sieste. Je n'ai jamais pu écouter de la musique classique après ça. La musique classique c'est pour les concertistes et les vieilles dames qui ont les cheveux violets et qui piquent du menton. L'opérette aussi.

Le souvenir de l'aide maternelle dont tout le monde disait qu'elle piquait dans la caisse. Que l'institutrice l'avait vue faire.

Le souvenir horrible de l'institutrice me confisquant mon jouet et le laissant traîner des jours et des jours sur son bureau sans ne jamais me le rendre. Mon premier sens du sacrifice.

Le sacrifice de ma petite copine de maternelle encore qui vint s’asseoir sur mon pied plein de merde en me disant que comme ça, la maîtresse, et bin, elle le verra pas, le caca. Une autre copine, pas celle que nous avons balancée sur le bitume, cette dernière ne m'ayant jamais reparlé. La rancune existe aussi en maternelle. C'est la pire qui soit d'ailleurs.

Celui du cambriolage alors que j'étais en CE2 : les intrus étaient passés par un vasistas laissé entrouvert négligemment par l'aide maternelle justement. Ils y avaient laissé une marque de main contre un des murs. Une marque de main bien dessinée et précise, comme celle qui subsiste sur une joue après une gifle. Cette marque a hanté mes nuits. Les gens ont dit que c'était "Guillaume-la-Balafre-Mordorée" qui avait certainement fait le coup. Quand t'es dépressif à 15 ans, tu portes le poids de toutes les conneries des autres à vingt, quoi que tu fasses de bien. Tu erres.

Les deux kilomètres que je faisais à pied pour rejoindre la maison. Et l'ambiance délétère qui régnait dans cette dernière où l'idée de la décomposition n'était jamais très loin : les charognes. Le départ de la mère qui délaisse le père seul qui désespère. Le père fragile qui erre et qui perd de sa superbe de super père. L'alcool.

Un directeur alcoolique qui planquait des mignonettes de whisky dans son bureau et qui les descendait au moment si bien venu de la récréation. L'odeur du directeur alcoolique. La voix du directeur alcoolique. Les gestes du directeur alcoolique. Le renvoi du directeur alcoolique. Les cours sans le directeur alcoolique. L'ennui...

Le souvenir des cours de catéchisme et des leçons de la vieille dame aux cheveux violets et au menton qui pique qui nous expliquait tout à la fois que le gentil Abraham voulait sacrifier son fils au nom de Dieu et à quel point avorter était un péché. Elle avait de grandes brochures de propagande anti-avortement très explicites et le discours bien établi qui allait avec. Une des brochures représentait un magma de corps découpés de bébés avec ce slogan : "Avorter, c'est tuer l'innocence". C'était très choquant. Je faisais mon caïd en prétendant que cela ne me touchait pas, mais en dedans, je ne faisais pas vraiment le fier. Dans la cour de récréation, on sortait les plaquettes pour dégoutter les copines et les copains. Surtout ceux à lunettes qui faisait un peu fillettes. On disait que les bébés hachés, c'était avec ça qu'étaient faits les raviolis (et en y repensant, c'est vrai qu'on aurait dit des raviolis en boite...).

Quand j'étais en primaire, je voulais absolument porter des lunettes et j'étais jaloux de ceux qui en avaient. Je n'ai jamais joué aux billes. Je lisais Mark Twain et étais fasciné par la scène de meurtre, celle de Joe-l'Indien dans Tom Sawyer. De la même façon j'adorais la dernière scène du Petit Prince, lorsqu'il demande au serpent de le mordre. Dans un sens une fois encore, ça me rappelait l'histoire de Guillaume-la-Balafre-Mordorée. Et la scène finale dans la Chèvre de Monsieur Seguin aussi dans laquelle la Blanquette agonise pendant que le vieux monsieur Seguin souffle dans sa corne pendant des heures et des heures.

  

Et moi là ? Je suis posé sur le sol. Et je repense à ce qu'à été mon enfance, et je me cogne la tête sur l'asphalte pour faire remonter le souvenir.

Un jour, bien plus tard, bien après la maternelle et l’école primaire, j’ai commis un acte inavouable : faire un test de personnalité. La sentence fut terrible. En voilà un extrait.


« D’après vos réponses aux questionnaires, nous pouvons envisager un certain nombre d’hypothèses concernant la construction de votre personnalité :

Vous avez probablement vécu votre enfance sous le thème de la perte ou du manque de relations affectives, ou encore de l’abandon. Cela peut provenir de faits réels comme par exemple, une séparation, la perte ou l’éloignement de quelqu’un de cher, un déménagement, un incident marquant, des rencontres néfastes mais cela peut aussi simplement provenir d’un ressenti qui n’est pas tout à fait la réalité.

Quelle que soit votre enfance, on peut penser qu’il vous reste l’impression d’un manque, d’un besoin, d’un bonheur perdu ou difficile à trouver. D’ailleurs vous avez peut-être le sentiment que rien n’est durable. C’est donc un bonheur absolu, sorte d’idéal fantasmé, que vous recherchez aujourd’hui inconsciemment.

Les évènements qui ont constitués votre enfance vous ont finalement donné des impressions qui se sont progressivement ancrées en vous.

Ces impressions inconscientes sont les suivantes… »

Le grand blabla en somme. Je le remise par devers moi et en fait des petites boulettes de pain. Parfois, quand j’ai faim, je les ressorts et les mange. Ça a un goût rance.

L'enfance pique comme les ronces.


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