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4 décembre | W.G. Sebald, Les Émigrants

Publié le 04 décembre 2010 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours


AMBROS ADELWARTH, EXTRAIT

  4 décembre : cette nuit, en rêve, traversé avec Cosmo l’étendue vide et scintillante du fossé du Jourdain. Un guide aveugle nous précède. Il montre de son bâton une tache sombre à l’horizon et crie plusieurs fois à la suite er-Riha, er-Riha. Quand nous nous rapprochons, il s'avère qu'er-Riha est un groupe de maisons sales, envahies par le sable et la poussière. Tous les habitants se sont réunis en bordure de village, à l'ombre d’un moulin à sucre délabré. On a l'impression qu’ils sont tous mendiants ou voleurs de grand chemin. On s’étonne de voir que beaucoup sont déformés par la goutte, bossus, infirmes. D'autres ont la lèpre ou d'énormes goitres. Je m'aperçois maintenant que ce sont tous des gens de Gopprechts. Nos compagnons arabes tirent en l'air avec leurs fusils. Suivis par des regards mauvais, nous passons à cheval. Au pied d'une colline au sommet arasé, les tentes sont montées. Les Arabes allument un petit feu et préparent avec de la mauve et des feuilles de menthe une soupe vert foncé dont ils nous apportent une portion dans un récipient de fer-blanc, avec des tranches de citron et du blé concassé. La nuit tombe vite. Cosmo allume la lampe et déploie sa carte sur le tapis multicolore; il pointe du doigt l’une des nombreuses taches blanches et dit : Nous sommes maintenant à Jéricho. L’oasis fait quatre heures de marche de longueur et une de largeur et elle est d'une rare beauté, comme seul l’est peut-être à part elle le merveilleux jardin de Damas. Ici, les hommes ont tout ce dont ils ont besoin. Quoi qu'on sème, tout pousse aussitôt dans ce sol léger et fertile. Les jardins sont couverts à foison de fleurs somptueuses. Dans les clairières, entre les bouquets de palmes, les blés verts ondulent sous la brise. L'ardeur de l’été est tempérée par les nombreux ruisseaux et les prairies humides, les couronnes des arbres et les frondaisons des vignes qui abritent les chemins. Et pendant l'hiver il fait si doux que les habitants de ce pays béni peuvent se promener vêtus de simples chemises de lin, même si tout près, sur les monts de Judée, tout est blanc de neige. ― La description du rêve de Riha est suivie dans le petit agenda d'une série de pages blanches. Ambros a dû être occupé tout ce temps par le recrutement d'une petite troupe d'Arabes ainsi que par l'acquisition du matériel de l'équipement et du fourrage nécessaires pour une expédition vers la mer Morte, car le 16 décembre il écrit : Partis il y a trois jours d’une Jérusalem envahie par des hordes de pèlerins, et descendus à cheval par la vallée du Cédron pour rejoindre la région la plus basse du monde. Puis, en contrebas de la montagne de Gueshimon, longé le lac jusqu'à Aïn Guedi. Généralement, on s'imagine que ces rives, détruites par les braises et les feux sulfuriques, ne sont plus depuis des millénaires que sel et cendre. Du lac, qui est à peu près aussi vaste que le Léman, j’ai moi-même entendu dire qu'il était immobile comme du plomb fondu, mais aussi parfois travaillé à sa surface par une écume aux reflets phosphorescents. Aucun oiseau, dit-on, ne peut le survoler sans étouffer dans son atmosphère, et selon d'autres relations, il arrive que dans les nuits de lune une lueur sépulcrale couleur d'absinthe monte de ses profondeurs. Nous n'avons rien constaté de tout cela. Le lac au contraire présente une surface merveilleusement transparente et le ressac se brise dans un murmure contre le rivage. Plus à droite, sur les hauteurs, on trouve des gorges vertes d'où jaillissent des fontaines. L’œil est attiré par une mystérieuse ligne blanche qui, au petit matin, sillonne le lac dans sa longueur, pour disparaître quelques heures plus tard. Personne, à en croire Ibrahim Hishmeh, notre guide arabe, n'en connaît la raison ni ne saurait l'expliquer. Quant à Aïn Guedi, c'est un endroit béni par une source pure et une riche flore. Nous avons établi notre camp près de buissons sur la rive, où piètent des bécasses et où chante l'oiseau bulbul, au plumage bleu et brun et au bec rouge. J'ai cru voir hier un gros lièvre foncé et un papillon aux ailes tachetées d'or.

W.G. Sebald, Ambros Adelwarth in Les Émigrants, Actes Sud, 1999 ; Babel, 2001, pp. 168-169-170. Récits traduits de l'allemand par Patrick Charbonneau.



   ■ W. G. Sebald
   sur Terres de femmes

18 mai 1944/Naissance de W. G. Sebald (+ un autre extrait des Émigrants)
→ W. G. Sebald, Campo Santo (note de lecture)



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