L’armistice pour de faux (ou le syndrome du lacet défait).

Publié le 09 décembre 2010 par Routedenuit

Vingt-cinquième fois. Vingt-cinquième fois qu’il lisait ce feuillet devant cinq-cents étudiants à moitié éveillés, d’un ton qui ne lui évoquait rien de plus qu’un armistice tacite. Didier savait que ce n’était clairement pas le meilleur moyen de leur faire comprendre que Nietzsche était un auteur formidable, mais il était huit heures du matin. Il faudrait faire avec les moyens du bord. Il avait lui-même les yeux collés, l’haleine nicotinée et son lacet droit défait. Comme tous les matins. c’est d’ailleurs sûrement pour cela qu’il ne se levait jamais de la chaire avant la pause. Trop peur d’un pas malencontreux qui l’aurait inscrit dans le panthéon des professeurs d’université multi-diplômés, tombés pour la science devant leurs étudiants, prouvant par la même occasion qu’ils étaient effectivement des êtres humains à portée de honte.

Didier s’était pris de passion pour Nietzsche à vingt-deux ans, pendant ses études de philosophie. Il aimait sa folie, sa rigidité, son instabilité et son incroyable réalisme. Nietzsche l’avait écorché, et laissé une blessure qui ne cicatriserait pas. Il avait cinquante-six ans, c’était sans doute trop tard.

Alors bien sûr il avait voyagé. Des États-Unis au Japon en passant par la Suède, la Hollande et l’Allemagne. Il avait voyagé parce qu’il était brillant, qu’il avait comme tous ses camarades publié une forêt landaise d’ouvrages acclamés dans le monde entier, ce qui lui avait valu d’enseigner dans plus ou moins tous les temples du savoir du monde moderne. Il était maintenant habitué aux différents protocoles, il connaissait personnellement la majeure partie des recteurs allemands et suédois qu’il affectionnait particulièrement. Il avait aussi fréquenté une montagne d’hôtels dans lesquels son épouse ne mettrait jamais les pieds, son épouse qui n’avait jamais vraiment profité de la notoriété de son mari puisqu’elle ne l’accompagnait nulle part. C’était une convention tacite, il n’en avait jamais vraiment parlé. Elle n’avait jamais eu envie de l’accompagner, et c’était bien comme ça.

Un étudiant s’est endormi au premier rang. Ce n’est pas le premier en trente ans d’enseignement. Pourtant celui-ci, Didier pensait l’avoir mis dans sa poche. Il était attentif, il posait des questions, semblait miraculeusement avoir lu la bibliographie du cours en entier. Rien n’est jamais acquis, mais c’était celui de trop. Il senti comme une tension, de ses talons jusque dans le creux de ses oreilles, comme une agression dans les chairs. Il rejetait physiquement l’ici et le maintenant. À cet instant précis, sa vie le dégoutait. Comme ses obligations, son statut et sa réputation. Partir, fuir. En finir avec cette mascarade.

Il avait souvent réfléchi à ce qu’aurait été sa vie si il avait grandi dans un monde où la philosophie n’intéresse plus grand monde, où l’on jure sur la tête des musiciens du moment tout en fumant des cigarettes hollandaises. Il avait souvent réfléchi au temps perdu dans les avions, dans les trains, dans les hôtels. Dans les amphithéâtres. Didier avait été au bout de ce que lui promettait sa vie d’avant. Il avait été au bout du savoir. Il fallait que ça change. Il fallait grandir une nouvelle fois, à cinquante-six ans.

Un jour dans un Paris-Berlin, une jeune femme lui avait dit qu’il faudrait lire Kundera quand « tout serait en l’air ». Il irait donc à la librairie dans l’après-midi.

Paradoxalement, Didier n’avait plus réfléchi depuis une éternité.