« En cherchant Kundera » (ou l’invitation à revenir au monde).

Publié le 08 décembre 2010 par Routedenuit

Elle aurait tué pour une étreinte.

Lui et sa chevelure en bataille grisonnante avaient pénétré le seuil de sa librairie un jeudi après-midi. Il portait de petites lunettes noires et rondes, une barbe de trois jours et un trois quarts à la doublure écossaise luxueuse. Il avait l’oeil vif et malicieux. Quelqu’un d’avenant, c’était incontestable. Comme les autres clients, il avait immédiatement levé ses yeux vers la mezzanine en coursive qui bordait chacun des murs de ce qui fut autrefois une pharmacie, avec des étagères sur lesquelles étaient rangés les plantes, les sels et autres décoctions.

Les livres avaient pris la place des médicaments et c’était bien ainsi. Il devait être professeur de Lettres ou de Philosophie. Pourtant, il était différent de ce genre de clients à qui elle avait l’habitude de vendre des ouvrages qu’elle avait déjà lus dix fois. Les auteurs classiques auraient parlé de charisme, mais c’était quelque chose de beaucoup trop rationnel. C’est d’ailleurs ce qu’elle reprochait souvent aux Lumières, elle n’aimait pas les cartésiens. Il lui avait souri après avoir baissé les yeux. Elle avait répondu d’un sourire maladroit, comme on peut le faire quand on sent son sternum plonger dans sa cage thoracique. Les romantiques auraient parlé d’attirance, elle n’aurait rien dit du tout.

Elle avait quarante-cinq ans, et les instincts d’une combattante. Un baccalauréat à seize ans, le diplôme d’une grande école de commerce et un travail que bien d’autres lui jalousaient déjà à vingt-deux, un mari alcoolique à trente. Et un divorce à trente-huit. Après la vente de l’appartement, elle avait déménagé pour quelque chose de plus petit, pour un cocon dans lequel elle se sentirait bien, à l’intérieur duquel elle pourrait faire les choses à son rythme. Elle avait alors atterri dans cette librairie, dont elle partageait la gérance avec une copine de promo qui avait eu bien moins d’ambition qu’elle, et ça l’arrangeait bien. Depuis le divorce elle avait tombé les armes, vide et fatiguée.

Alors c’était facile de passer ses après-midi ici. Elle pouvait parler des livres et les clients étaient des gens généralement intéressants qui n’attendaient rien d’autre d’elle que des conseils. Elle aurait voulu être capable de ressortir, que quelqu’un la regarde comme une femme, que quelqu’un l’aime un peu plus qu’un verre de whiskey. Elle aurait voulu retrouver des amis, des vrais avec qui elle aurait pu rire et passer à autre chose. Pour l’instant, elle s’était réfugiée dans un monde qui l’ignorait, et c’était bien comme ça. Quoique.

Après quelques minutes, il s’est approché du bureau derrière lequel elle faisait semblant de remplir des bons de commande. Elle l’avait observé errer entre Freud et Voltaire et son coeur s’était mis à battre de plus en plus vite. Il cherchait Kundera. Elle attendit pour répondre, exprès. Elle voulait l’entendre parler. S’imprégner de ses mots. Son timbre était mince et sa voix bien posée. Il était forcément professeur. Les gens normaux ne marquent pas la ponctuation au milieu des phrases. Il était beau mais ça ne voulait rien dire. Il devait d’ailleurs le savoir. Elle se revoyait petite fille avec son grand-père dans le laboratoire photo. Elle aimait terriblement ça.

Elle finit par se lever de sa chaise et le guida jusqu’à l’emplacement, en prenant soin de rester derrière lui. Elle voulait le voir marcher, s’approprier l’espace, marquer l’air. Le frôler, peut-être. Il s’empara du livre, le feuilleta rapidement. Il paya et partit comme il était venu, la tête en l’air sur la coursive.

Il n’y avait rien de pervers.

Elle aurait tué pour une étreinte, pour qu’il l’invite à revenir au monde.

« Fais-moi revenir au monde

Le toucher sans mettre de gants

Même pour sentir qu’il s’effondre

Même s’il n’y croit plus comme avant

Fais-moi retrouver mon ombre

Perdue dans l’ombre qui me tient

Le souvenir du lendemain

Pas vu les feuilles venir

Pas vu les feuilles tomber

Comment veux-tu aimer

Quand on ne sait plus dire

Si c’est l’hiver, l’été

Si c’est mieux, si c’est pire »