# 38 — votre deuxième paire gratuite

Publié le 09 décembre 2010 par Didier T.
À part une fille, c'est pas très actif dans le coin ces derniers temps. La Bourgogne a coulé? L'Arménie a pris le large? Les doigts sont dans la guitare? Mélenchon a demandé l'asile politique au Vénézuéla? Patrick a rouvert une usine de sardines à Casablanca?
Je vous en mets une petite mignonnette, vu que la prochaine ce sera du crassou lourd. Z'êtes prévenus.
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C’était un jour où je marchais soli-solo dans les rues de la grande ville. La Patronne transpirait au boulot pour gagner notre pain à la sueur de son front (du moins, j’espère que c’est bien de son front), et moi je m’étais donc évaporé pour quelques heures dans l’habitat urbain sans qu’il soit question de reprendre quoi que ce soit en main. Oh, si je circulais en ville ce n’était pas pour le plaisir de respirer la bonne odeur des pots d’échappement, ni pour croiser des quinquagénaires qui demandent aux passants “vous n’avez rien contre les jeunes artistes?”, ni pour aller draguer de la djeunzz à MacDo comme un adultère honteux (pitié, ‘le p’tit coup à la sauvette’ avec une débutante, que la vie m’épargne cette épreuve humiliante à en rester inerte de la bistouquette à l’instant T, je préfère prendre sur moi et rester monogame comme un témoin de jéhovah). Si je me baladais dans la grande ville ce jour-là c’était juste que j’escomptais acquérir deux-trois objets manufacturés, des biens qu’on ne trouve pas à la supérette du village, notamment les dvd de la saison 4 de Columbo pour étoffer ma columbothèque. Pas de quoi rougir, donc. Rien à confesser ni à expier. Un vrai genteulmane fidèle, presque sobre. Une image d’Épinal dans les Vosges. Un gendre idéal, genre Michel Drucker en plus jeune. Ma mère aurait été fière de me voir en vrai adulte responsable, pas du tout prêt à céder aux tentations citadines, mûr pour l’auréole.
Mais voilà.
Mais voilà qu’à un moment où je marchais sereinement sur le trottoir de la grande ville, tout s’est détraqué. Et pour une merdouille de rien du tout, en plus.
# 38 — VOTRE DEUXIÈME PAIRE GRATUITE
Il se trouve que je suis passé devant une vitrine d’opticien où le titre de cette histoire était inscrit en grand. Ah, ça m’a interpellé. Je me suis arrêté et j’ai lu plusieurs fois, “votre deuxième paire gratuite”. J’ai commencé par vérifier si ma première paire était toujours à poste, des fois qu’ils me l’auraient volée pour la donner gratuitement comme seconde paire à quelqu’un d’autre —que voulez-vous, c’est bien gentil de refiler des paires gratuites à la populace mais avant il faut bien aller les cueillir quelque part, il n’y a guère plus que chez les alterneuneus qu’on s’imagine pouvoir redistribuer ce qu’on n’a pas préalablement créé. Tout était bien rangé à sa place dans mon calfouète, alors, rassuré, je me suis repenché sur le message de l’opticien. C’était vraiment écrit en très grand sur la vitrine, comme si cette annonce s’adressait à moi et à moi seul —oui, les gens du magasin avaient sûrement pris sur leurs heures de sommeil pour marquer ça sur leur vitrine en pensant à moi, à môa, rien qu’à môa, et, depuis, tous les jours ils priaient Yahvé pour que je condescende à quitter ma cambrousse, que je passe enfin devant leur étal binoclard tape-à-l’œil, que dans mon infinie bonté je daigne salir mes yeux à lire leur bouteille à la mer, que mon intellect surpuissant comprenne le sens ontologique de leur manifeste universel, et que je réponde favorablement à leur supplique désespérée, c’était évident. Non? Ah bon, je croyais.
Je suis un homme poli —quand on s’adresse à moi sans arme à la main, j’écoute. “Ça peut être intéressant, ça, une ‘deuxième paire gratuite’, ça servira le jour où la première se sera usée à la tâche, aux taches”, je me suis dit en moi-même personnellement, “et une deuxième paire de secours c’est bien le minimum de précautions à prendre pour un homme prévoyant, j’aurais dû y penser tout seul”.
Je suis allé m’asseoir sur une marche un peu plus loin et j’ai bien dû rester posé cinq minutes à imaginer tous les avantages que je pourrais retirer de cette ‘seconde paire’ que l’on se proposait si gentiment de me procurer gratuitement, vous voyez le genre de petit délire innocent. Pendant que je gambergeais tout ça, des passants me regardaient me fendre la pipe tout seul dans la rue, les enfants me mattaient bizarre, j’avais un peu l’impression d’être devenu Mister Bean —sentiment mitigé. Et sur le trottoir m’est alors venue une idée à la con, mais vraiment à la con —sur le coup bien sûr je ne me suis pas rendu compte que c’était une idée à la con, sinon je l’aurais abandonnée tel un bellâtre sa conquête d’un soir, vous pensez bien.
Pas loin de l’opticien “votre deuxième paire gratuite” se tenait un bistrot. Je suis allé me poser au zinc, j’ai commandé une petite bière des familles et en toute civilité j’ai fait baisser le niveau du contenant en réfléchissant au mode opératoire de cette idée dont je ne me rendais toujours pas compte qu’elle était à ce point à la con —remarquez, elle aurait très bien pu ne pas s’avérer à la con, cette idée, pour cela il aurait suffi que je tombe sur un autre interlocuteur, pas sur ce... ce... cet espèce de... enfin, dans quelques lignes vous verrez bien ‘ce’ quoi. Je n’ai vraiment pas eu de bol sur ce coup, bon sang.
Une fois ma mousse séchée, j’en ai repris une deuxième (pour pas que la première se sente trop seule dans mon estomac) et j’ai récapitulé les quatre phases de mon petit plan tel qu’il devait se dérouler, m’astreignant à ramifier les principaux cas de figure à chaque étape notable —bon sens stratégique de base. Je ne voyais pas où il pourrait y avoir problème. Bien. Avant de sortir du bistrot je suis passé aux vatères pour tranquillement attacher mes cheveux, histoire d’avoir plus l’air d’un bobo faussement serpillière qui vote trotskiste et mange bio que d’un aventurier qui part en stop pour le Tibet avec 1o € en poche pour sauver la planète, et accessoirement oublier sa boîte à lettres qui déborde de rappels EDF et autres convocations pour faire le point sur sa recherche active d’un emploi. Sortant du café, je suis reviendu devant l’opticien “votre deuxième paire gratuite”, j’ai pris ma respiration et —moi qui à mon âge possède 1o à chaque œil— je suis rentré dans le magasin en essayant de ne pas avoir l’air d’un délégué Sud en train d’expliquer à sa base qu’il faut reprendre le boulot en ayant obtenu pour avancée sociale majeure une trace de semelle sarkozienne sur la fesse gauche.
Deux mamies regardaient les lunettes accrochées au mur. Assise derrière une table, la vendeuse, un adorable tendron, un peu dodue comme mes yeux les aiment depuis que mes mains n’ont plus le droit de constater que je n’ai pas la berlue —pourtant chez un opticien on devrait avoir le droit de vérifier si sa vue est bonne, non? Ben non on peut pas, ça ne se fait pas, sinon la vendeuse crie. C’est pas logique, quand on y pense. Ah, dommage. Alors je me suis avancé vers la vendeuse et très sérieusement je lui ai dit:
— “Bonjour mademoiselle. Je viens chercher ma deuxième paire gratuite.”
Ça ne l’a pas choquée —je suppose que certains clients choisissent leur deuxième paire gratuite après avoir déjà palpé leur première payante, rien d’anormal à ça. Elle m’a répondu:
— “Oui, si vous voulez bien me rappeler votre nom.”
Alors je me suis présenté, elle a tapé mon patronyme sur son ordinateur et répondu:
— “Tiens, je ne vous retrouve pas dans notre ‘fichier clientèle’.”
— “Ah mais c’est normal. Je ne suis pas dans votre ‘fichier clientèle’, mademoiselle, puisque je ne suis pas client. Je veux juste ma deuxième paire gratuite, tel que c’est marqué en gros sur votre vitrine.”
Là, son regard sur moi a changé. Je sentais qu’elle se demandait si des fois je serais pas un peu débile —c’est assez surprenant comme sensation, presque émouvant, comme quand tu bois un bon godet de cognac sans rien avoir mangé depuis longtemps. Je suis resté sérieux comme un client, et j’ai ajouté:
— “Oui passque ma première paire marche encore plutôt bien pour un homme de mon âge, vous voyez, hier soir par exemple je m’en suis pas mal servi, et ma femme ne s’en plaint pas. Mais bon, je n’ai plus 18 ans, alors... une deuxième paire toute neuve, gratuite qui plus est, ce serait peut-être pas idiot. Les paires gratuites, vous les prélevez sur les jeunes clandestins qu’on reconduit à la frontière?”
La charmante vendeuse m’a fixé bien sévère, plutôt crispée. Elle s’est redressée à fond sur sa chaise, a croisé les bras et dit:
— “Je crois que j’ai ce qu’il vous faut, monsieur.”
Cette réponse n’était pas prévue dans mon petit plan en quatre étapes, ça, même dans la dernière des dernières ramifications envisagées je n’avais rien qui ressemblait à ça, même de loin. Ah, un peu d’imprévu pimenteur. Bon... voyons voir vers où ça verse et tâchons de rectifier le scénario en temps réel en incluant les nouveaux paramètres à mesure qu’ils se montrent, sans oublier de virer le caduc qui utilise de la mémoire vive pour rien. Alors elle s’est levée, la jolie demoiselle, puis elle est partie dans ce qui me semblait être l’arrière-boutique. Elle restait calme, marche tranquille de vendeuse qui va chercher un supermodèle de lunettes top dizagne pour vieille peau qui s’imagine encore en 1986, absolument pas déconcertée, comme si elle possédait un élément que j’ignorais. Hum, pas très bon —ça sentait le sale temps pour les petits comiques, et dans ma cervelle sonnait un: “mon gros pépère, tire-toi d’ici”. Mais je n’ai pas eu le temps de calculer ce nouvel élément, pas le temps de me figurer ce qu’il pourrait impliquer, rien qui me permette de prendre une décision dans un sens ou un autre: la vendeuse revint très vite avec un jeune type à qui elle parlait tout bas en me montrant de la tête. Ah, l’équipe adverse fait rentrer un remplaçant. La petite vingtaine, ce gars. J’ai essayé de me faire à l’arrache une impression du lascar mais c’était impossible, il était en représentation commerciale, la dégaine du vendeur-modèle, le visage neutre, aucun indice à en tirer. Le temps qu’ils traversent le magasin je m’étais trouvé une porte de sortie possible: jouer l’indigné, “mais c’est incroyable! vos allusions graveleuses ne méritent que, etc., ah! jamais plus je ne, etc., 6o millions de consommateurs, etc., je connais la cousine de Julien Courbet, etc...” Le vendeur arriva sur moi tandis que la vendeuse partait ailleurs. Alors que j’avais mon petit laïus protestataire bien en bouche, il me dit, très sérieusement, d’une voix de comédien qui fait la pube EDF à la radio:
— “Bonjour monsieur. Si j’ai bien compris, vous souhaitez vous faire confectionner votre deuxième paire gratuite.”
Ah, chiotte, temporairement foutu pour jouer les offusqués. Meuhdeuh, là... c’était lui qui possédait un coup d’avance. Je ne voyais pas lequel. Ça menaçait de barrer traviole. Bon... on garde l’indignation au chaud, pour l’heure il allait falloir trouver autre chose pour s’en tirer honorablement. Mais quoi? J’aurais pu partir, j’étais à trois mètres de la porte, il n’aurait pas appelé les forces de l’ordre pour si peu. Mais... mais... j’étais intrigué par la tournure des évènements, curieux de voir la suite. Hameçonné par la curiosité, voilà. De toutes façons c’était une affaire sans conséquences, je ne risquais rien à part que ça dégénère un peu en engueulade, en remontrances. Alors on continue avec confiance et tous les moteurs en route. Premièrement prendre la température, essayer de voir où il veut en venir histoire de dégager une voie praticable avec si possible une ou deux issues de secours.
— “Euh... voilà, c’est ça, monsieur. Ma deuxième paire gratuite.”
— “Mais c’est tout naturel, cher monsieur. Si vous voulez bien me suivre, nous allons immédiatement vous donner satisfaction. Nous sommes là pour ça.”
Il aurait pas dû dire ça, ce type. Son regard professionnel, son visage toujours ininterprétable, son petit costume de Jacques Dutronc qui chante “c’est le plus grand des voleurs”. Ah oui, vraiment pas normal qu’il me réponde ‘nous sommes là pour ça’. À part dans “la 4è dimension” ou dans la métaréalité de ce pauvre Momodantec, un vendeur n’a pas à parler comme ça face à un couillon qui réclame sa deuxième paire alors qu’il n’est même pas inscrit au ‘fichier clientèle’. Il va où, lui? Mes procédures étaient explosées, je pouvais me torcher avec mon synopsis, restait l’improvisation avec tout ce que cela comporte comme risque de finir le popotin dans les gravillons, comme ça m’arrive de temps à autre —ça fait partie du jeu. Sauf que là je sentais qu’on barbotait dans le spécial, ce vendeur n’était vraiment pas un client ordinaire. Bon sang, j’étais juste venu chercher des dvd de Columbo, qu’est-ce qu’il m’avait pris de me lancer dans ce sketch à la manque? Et cette petite voix qui me répétait: “machine arrière toute, moussaillon!”. La porte était tout près mais je restais incapable de m’enfuir comme ça. Ça turbinait à 12o à l’heure sous mes cheveux, et la phrase du salut est tombée sur ma langue: “heu, écoutez, je vais réfléchir...”. Voilà, la seule issue pas trop pouilleuse: repli poli. Ce type n’était pas net, je le sentais trop pas bien.
MAIS.
Au moment où j’allais lui parler de ‘réfléchir’, en me retournant je vis la charmante vendeuse qui me regardait bien fixement. Et elle se marrait, discrète. Elle devait penser que j’avais l’air de ce que j’étais, un nigaud enfariné dans ses propres embrouilles. Et là, là, là... pauvre de moi, là, c’est l’orgueil qui pris le dessus. Stupide orgueil de rien du tout. C’était portenahouaque comme attitude, je le savais au moment où ça me submergeait, idiot, crétin, puéril... nul... mais je n’arrivais pas à passer outre cette foutue poussée d’orgueil en carton-pâte, incapable de me résoudre à battre en retraite comme ça, la première paire entre les pattes, et à me tirer du magasin comme un mange-merde auto-expulsé pendant que cette adorable jeune femme rigolerait doucement de mon ridicule de petit-bras qui crie “kaï! kaï!”, que ces deux-là allaient en rire pendant longtemps. Je ne pouvais pas. Alors, vanitas, en dépit de toutes les alarmes j’ai surenchéri comme un gros bouffi, et au lieu du ‘j’vais réfléchir’ de bon aloi je me suis entendu lui répondre:
— “C’est très aimable à vous, jeune homme.”
En disant celà je scrutais la pupille de mon adversaire, je cherchais une expression de quelque chose, un indice qui pourrait m’aiguiller un minimum sur l’angle à donner à la suite. Mais rien. Toujours impassible, l’oiseau. Putain, c’est qui ce mec? C’est pas un vendeur, c’est un dingue. Je n’avais aucune idée de ce dans quoi je m’enfonçais. Il m’indiqua de la main le fond du magasin, je l’ai suivi, et on est rentré dans cette arrière-boutique d’où la charmante mam’zelle était allée le chercher.
On était tous les deux debout dans cette plutôt petite pièce. Bon, je me suis dit, on est en tête-à-tête, on va pouvoir arrêter la plaisanterie. Mais son attitude n’a pas varié. Il me parlait toujours sur le même ton professionnel. C’était affreux.
— “Pour vous fabriquer votre deuxième paire, monsieur, je vais avoir besoin des mesures de votre première. Je suppose que vous la portez sur vous.”
Là, non, ce n’était plus possible. Un cauchemar. Ce jeune homme était cintré, obligé. Ou alors j’avais en face de moi l’empereur du pince-sans-rire. Sale moment de flottement. J’essayais de trouver un coup inédit à jouer pour le torpiller en une seule fois, je n’y voyais que dalle. Je me sentais comme un lancier du Bengale qui essaye d’arrêter un char d’assaut avec un opinel. Il attendait ma réponse, les yeux dans les yeux. Un calme...
— “Oui, évidemment, ma première paire je la porte toujours sur moi.”
— “Hé bien, voyons cela.”, en montrant mon pantalon du doigt, toujours vendeur caricatural.
Je n’aurais pas le dessus sur ce gars-là. Ce mec est un redoutable borderline en costume, aucune limite, c’est flagrant. Et surtout il joue le rôle peinard dans l’histoire, à l’abri, ne risquant rien, c’est moi qui prends tous les coups. Je me suis mis minable tout seul comme un gédéon, c’est un fait, et je m’enfonce un peu plus à chaque pas, et je ne peux que continuer à m’enfoncer. C’est foutu, je suis tombé sur plus branque que moi question sales blagues, il fallait bien que ça finisse par arriver un jour ou l’autre. Mais le plus vexant c’est que ce type était encore presque un gamin, un gars qui remplissait ses couches à l’époque où je commençais à crépiter. Dur...
Me sentant en perdition je continuais donc plus que jamais à chercher une issue, même une petite trappe donnant sur la rue aurait fait l’affaire, et alors me tinta en tête une ultime possibilité de renverser la sale dynamique en cours. C’était risqué, mais... on est dans un magasin, une entreprise, il est salarié, c’est sérieux... alors si je me défroque dans son arrière-boutique ça peut le faire reculer, craindre le scandale, lézarder son impassibilité. C’est jouable. Qu’il recule d’un pas et je fonce, je l’étrille verbal, je flanque un de ces baroufs dans son échoppe et je pars la tête haute, il s’en souviendra sur son lit de mort. Mais si jamais il tient le choc, s’il encaisse sans craquer et qu’il rebondit, je serai alors très mal avec mon pantalon sur les mollets. Et je sens que ce gars ne se démontera pas. Je le sens trop. Jusqu’ici il a été irréprochable, pas une faille, rien. Il dispose encore de réserves dont j’ignore l’étendue et moi je me traîne à la corde comme un neuneu qui a misé tous ses biscuits en une seule fois, ce que d’ordinaire je ne fais jamais —mauvaise préparation, pas assez de gamberge, au bistrot j’aurais dû prendre une troisième mousse et creuser un peu plus le sujet, envisager ça, j’aurais pu, j’aurais dû. Je n’avais pas fait. Et on en était désormais là. Mais, je me suis dit, possible qu’en interne le vendeur est nettement moins serein qu’il le laisse voir. Après tout, il ne sait pas où je vais. Et il est à domicile, c’est lui qui restera ensuite sur place, si ça tourne au schproumf les conséquences sont pour sa pomme, moi je rentre chez moi. C’est mon seul atout, c’est jouable. C’est du poker. Je n’ai rien en main et je ne dispose pas de toute la journée pour réfléchir. Putain, j’fais quoi?... Pire des cas, ça donne quoi? Pire des cas, je me retrouve défroqué dans le cagibi d’un vendeur de lunettes. Allez, banco!
Et je baisse mon froc et mon calbuth dans son arrière boutique, j’ouvre grand les bras comme le général de Gaulle au balcon et je crie pour qu’on m’entende bien jusque dans le magasin:
— “Et voilà ma première paire!!!”, espérant voir en face un regard désemparé, une agitation dans quoi je pourrais m’engouffrer, taper un hénaurme numéro de circus pendant dix secondes et ensuite me retirer de la scène en déclamant une tirade genre “mon brave, vous jouez petit, je suis très déçu par les prestations de votre enseigne.”
Rouge, impair et manque. En face de moi, toujours le même hermétique impassible, comme indifférent à ce que je venais de brailler. La bérézina. Il regardait mes bolloques comme si c’était un article de son magasin, et il a dit:
— “Je vois que doté d’une petite monture discrète, monsieur compense par des vocalises.”
Carbone en bout de piste, j’étais —plus rien à poser sur la table, essoré, plus aucune idée de sortie, le néant, rincé comme un communiste dans l’Europe du XXIè siècle, restait plus qu’à me rendre. Mais lui, évidemment, il a continué —normal, j’aurais fait pareil à sa place, sauf que c’était mon tour de goûter toutes les subtiles sensations de qui se fait tondre. Il s’est avancé vers moi, ce sagouin, il a tendu la main, bondieu, comme s’il voulait me palper les grelots. Et il en était capable, sûr et certain. Capitulation générale, fuite dans la panique. J’ai remonté mon froc à toute berzingue. Il souriait, son premier sourire, et me regardait avec un air de mépris monstrueux qui était bien légitime. Ah, ça fait mal à l’amour propre. Et c’est là qu’en provenance de derrière j’ai entendu un rire terrible, énorme, qui sonne toujours dans ma tête à l’instant où je tape cette ligne. Je n’ai pas eu besoin de me retourner pour comprendre à qui il appartenait, ce rire. Je ne savais pas depuis combien de temps elle regardait tout ça. Et le jeune gars toujours imperturbable a dit à la vendeuse:
— “Je crois qu’après réflexion, monsieur préfère renoncer à sa seconde paire gratuite.”
Et à nouveau ce rire... et ce regard... ces jolis yeux qui me clouaient sur la porte du magasin. C’était pas ‘le bon, la brute et le truand’, c’était ‘le méphisto, la belle et le corniaud’.
Je me suis enfui en courant, comme un gamin chopé en train de voler des bonbons à la boulangerie —à mon âge, misère... Et dans la rue je me suis rendu compte que chez l’opticien, j’avais oublié mes dvd de Columbo.
Une deuxième paire gratuite, c’est hors de prix.
***Publié par les diablotintines - Une Fille - Mika - Zal - uusulu