Cherpillod l'insoumis

Publié le 09 décembre 2010 par Jlk


« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », disait à peu près le sage et fol Héraclite, et c'est ce que je me suis rapelé en lisant le dernier livre du fol et sage Gaston Cherpillod qui, depuis plus de trois décennies, raconte apparemment la même histoire sans se répéter pour autant, en tout cas pour ce qui touche à l'essentiel de son art, qui est d'un styliste, et de sa façon de résister au courant dominant, qui est d'un rebelle et d'un moraliste.
L'histoire de Cherpillod a cristallisé dans quelques livres substantiels et mémorables, du Chêne brûlé (1969) au Collier de Schanz (1975), en passant par le pamphlet de Promotion Staline (1972), mais tous ses autres écrits, contes ou récits, tels Alma Mater (1971), Le gour noir (1972), La bouche d'ombre (1977) ou Le cloche de minuit (1998), entre dix autres, un peu de théâtre et quelques pointes de poésie (les sonnets épatants d ' Idées et formes fixes, datant de 2001) déploient une espèce de haute lice narrative lyrico-polémique tissée des faits et gestes de ce fils du peuple poussé en graine d'intello à l'adolescence, qui prit naturellement le parti des floués pour être non moins normalement sacqué de l'enseignement à l'époque où le rouge détonait sur le gris du radicalisme vaudois, avant de perdre une illusion (politique) après l'autre (religieuse), non pour finir nihiliste ou cynique mais par fidélité à une vraie vieille foi en la justice et l'amour que le fleuve des mots a portée tout ce temps.
Car Cherpillod, qui se rêva parfois ébéniste, est devenu écrivain libre et à vie, « réincarnation plébéienne et vaudoise du compositeur provençal de rimes farouches » Bertrand de Born, plutôt artisan d'atelier qu'artiste de salon et, crânement soutenu par Madame, gagnant par mois et par choix « ce dont se contente un loufiat tunisien afin de ne pas jeûner au-delà du ramadan », sans se comparer d'ailleurs à l'exploité susnommé qui, ajoute-t-il, « mériterait plus que moi un meilleur salaire, cet autre cocu ». Au demeurant le scribe têtu s'est moqué pas mal de « réussir » à l'instar de certaine grenouille d'encrier locale: « Gagner, perdre, ha, pauvres verbes qui agitez vos guenilles devant mes semblables, assotis, je vous balance: hors du lexique, vésanies !»
Hérétique à force de non consentement, et passant d'un exil intérieur à l'autre (escholier pauvre chez les fils de « milieu aisé », puis dissonant chez les prolétaires, déçu de la révolution avant de le devenir de mai 68 et de l'écologie empantouflée), Gaston Cherpillod s'est pourtant tenu vif au fil d'une langue qui est à la fois une constante tension d'émotion et une pensée, un ordre incessamment bousculé par le rythme et la mélodie, un joyeux combat de subjonctifs aristocratiques et de vannes plébéiennes, de chantournures tarabiscotées et de coups de gueule, comme au « garçon imbattu aux billes » les mômes lancent: « On te la cassera, tu as frouillé, Cacamo !»
Sa langue est un poème. Audiberti reconnaissait à l'écrivain de trempe une sorte de droit de cuissage sur le verbe, et Cherpillod ne s'en prive pas, de plus en plus vert à cet égard, pas encore autant que Chappaz son aîné de dix ans mais il rajeunira sans doute quand il aura dépouillé le rouscaillant vioque qui le crispe parfois, jusqu'à l'aigreur.
Sa poésie l'y aidera, et son âpre fonds paléochrétien de compassion non paroissiale qui le fait engueuler l'ouvrier votant libéral avec autant de cœur qu'il vient à la rescousse de la réfugiée serbe kidnappée légalement et foutue à la porte, lui chantonnant « c'est pas grave » avant de se soumettre à l ' « ignominie députassière ».
« La sécurité règne dans les lettres, écrit encore le cher emmerdeur, l'ordre symbolique y est maintenu par une police de gazetiers dont le visa de censure qu'ils accordent à l'auteur de livres sans contenu et sans forme exalte le sentiment de la mission. » Est-ce à dire que je me  priverai de compromettre cette âme pure en célébrant et la forme et le contenu de sa prose ? Permission de ne pas obtempérer !
Gaston Cherpillod. Contredits. L'Age d'Homme, 108 pp.