(6) Un puzzle macabre

Publié le 09 décembre 2010 par Luisagallerini


Après avoir retiré toutes les bandelettes, je découvris à même le corps un second suaire intégralement noir, parfaitement conservé et encore souple. En le décollant progressivement, je parvins à le soulever sans l'abîmer. C'est alors que je vis la plus effroyable des momies. Sous mes yeux, des fragments de corps étaient disposés, agencés comme les pièces d'un puzzle macabre. La dépouille semblait avoir été débitée de manière aléatoire, certains morceaux ayant été enlevés tandis que d'autres avaient conservé leur place originelle. Le visage avait été amputé comme suit : il manquait le nez et les oreilles, mais pas les yeux ni la bouche. On avait ôté un anneau de chair au niveau du cou, entre la tête et le tronc, la cage thoracique était trouée en son milieu, il manquait par-ci par-là des bouts de membre et de chair, les organes avaient tous disparu sauf le foie, les poumons et le cœur. Et l'horreur ne s'arrêtait pas là : il n'y avait qu'un pied, il manquait trois doigts à l'une des mains, un genou était absent d'un côté et un mollet de l'autre, le bassin était scindé en deux et l'une des cuisses avait perdu un muscle. C'était comme si un monstre, suivant son fol instinct, avait dévoré une partie du corps ou qu'une effrayante machine avait mutilé la chair de façon imprévisible.

Médusée, je m'attelai à l'analyse de la boîte crânienne. Elle ne présentait aucune marque d'intervention humaine, aucune découpe ni couture. J'incisai l'arrière du crâne de façon circulaire pour en inspecter l'intérieur. Il n'y avait aucune trace de natron ou de résine, l' ethmoïde était intact, ni écrasé, ni percé ni même fracturé, mais le cerveau n'était plus là. Comment était-il possible de retirer le cerveau sans le dissoudre, l'extraire par les voies nasales, ou scalper le défunt ? Mes coéquipiers, pantois, étaient aussi peu loquaces que moi. L'observation des organes restants et des membres fractionnés n'apporta aucun élément d'éclaircissement. Je repérai, prise dans les chairs abdominales, une amulette de facture grossière en forme de poisson Inet, façonnée dans une pierre grenat translucide que je ne connaissais pas. Au dos figurait une inscription copte. Louis remarqua, au chatoiement des flammes sur le métal, un anneau à l'annulaire gauche de la main mutilée. Je le dégageai non sans peine puis le frottai avec un chiffon en peau de chamois. En plâtre doré, ébréché à l'extérieur, il confirma l'appartenance du défunt à la classe populaire. Je notai enfin que l'abdomen n'avait subi aucune incision visant à éviscérer la dépouille.

La séance prit fin dans un silence pesant. Nous nous quittâmes après avoir réparti entre nous les objets qui nécessitaient une analyse plus approfondie. Je récupérai les pièces qui m'intriguaient le plus : le masque mortuaire de la momie morcelée et l'amulette Inet. Mon plus grand regret, en prenant congé, fut d'abandonner les défunts à leur sinistre sort, la poudre de mummia.

Je réintégrai ma chambre, songeuse. L'absence d'éviscération et d'amulettes, ainsi que l'état de conservation déplorable du corps, semblaient corroborer l'hypothèse d'un homme ayant appartenu à la classe populaire. Hérodote, qui avait consigné les trois méthodes d'embaumement

, avait souligné que l'une d'elles, destinée aux pauvres, excluait l'éviscération et consistait uniquement en une immersion du défunt dans des cristaux de natron, puis à son bandelettage. Le natron étant utilisé dans les trois méthodes de momification, je n'en pouvais rien déduire. En outre, je ne pouvais nier que la méthode de bandelettage avec motifs s'accordait mal avec l'hypothèse d'une momification peu onéreuse. Restait enfin l'épineux problème des multiples mutilations infligées à la momie. Était-ce un phénomène résultant d'un traitement de basse qualité qui n'avait pas protégé les chairs de la décomposition ou de l'attaque de certains insectes nécrophages ? Mais comment expliquer alors que des pans entiers d'os, de chair et de peau eussent disparu alors que d'autres, contigus, étaient restés intacts ? Et pourquoi n'avait-on jamais exhumé par le passé de momies dans un tel état ?

Dans le prochain épisode, une décision radicale bouleversera à jamais le destin de l'égyptologue...