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Open Money – Bientôt chacun créera sa propre Monnaie

Publié le 09 décembre 2010 par Hugues-André Serres

Open Money : bientôt chacun créera sa propre monnaie
- Entretien avec Jean-François Noubel -

De la même façon que le micro-ordinateur a donné leur autonomie informatique à toutes les unités humaines (maisons, entreprises, écoles, institutions…) et que les technologies vertes promettent de leur donner une autonomie énergétique (solaire, éolien, géothermie, etc.), voilà qu’arrivent les monnaies libres (« open money »), censées donner à chacun son autonomie monétaire. En termes techniques, après la généralisation de l’html (protocole informatique qui permet à n’importe quel ordinateur de se brancher sur internet) et de l’http (langage universel du web) qui ont transformé chaque citoyen planétaire en émetteur/récepteur d’informations (au moins potentiel), préparez-vous au prochain protocole du world wide web : appellons-le provisoirement htxx. Grâce à lui, chacun pourra bientôt devenir émetteur/récepteur de monnaies – ce qui va métamorphoser l’économie et la société, mais aussi nos vies et nos esprits. Nous avons interrogé l’un des membres du petit groupe qui prépare cette révolution.

Propos recueillis par Mélik N’Guédar

Nouvelles Clés : Avant les années 70, personne n’avait vu venir le micro-ordinateur et les bouleversements qu’il allait apporter. Dans les années 80, qui nous parlait d’Internet ? Aujourd’hui, vous dites que nous sommes à la veille d’un choc aussi grand, concernant non plus l’information, mais la monnaie ?

Jean-François Noubel : Finement comprendre la monnaie est une expérience incroyable, quelque chose de l’ordre du film Matrix. On se libère des conditionnements du système, pour le contempler du dehors, dans ses structures fines. La plupart des échanges sont aujourd’hui monétarisés. La monnaie imbibe tout, nos psychés, nos comportements, bien au-delà de ce que nous imaginons. L’ensemble du monde actuel est modelé par la monnaie. Réaliser cela est très secouant. C’est du même ordre que découvrir la rotondité de la terre. On passe pas le déni, la colère, le marchandage, etc. Avant de pouvoir vous parler de l’arrivée des « monnaies libres » (open money), il est indispensable de comprendre deux ou trois choses sur notre système actuel.

Vous avez déjà joué au Monopoly, n’est-ce pas, avec des joueurs et une banque ? Si la banque ne donne pas d’argent, le jeu s’arrête, même si vous possédez des maisons. On peut entrer en pauvreté, non par manque de richesse, mais par manque d’outil de transaction, de monnaie. Dans le monde d’aujourd’hui, 90% des personnes, des entreprises et même des États sont en manque de moyens d’échange, non qu’ils soient pauvres dans l’absolu (ils ont du temps, des compétences, souvent des matières premières), mais par absence de monnaie. Pourquoi ? Parce que, comme dans le Monopoly, leur seule monnaie dépend d’une source extérieure, qui va en injecter ou pas. Il n’y a pas autonomie monétaire des écosystèmes.

Au Monopoly tout le monde commence à égalité. Puis, peu à peu, des déséquilibres s’introduisent. Si la banque décidait de faire payer la monnaie, avec taux d’intérêt, les déséquilibres s’accroîtraient encore plus vite, parce que, mathématiquement, l’intérêt évolue de façon exponentielle. Aujourd’hui, 95 % de la monnaie mondiale est payante. En moyenne, quand vous achetez un objet, le cumul des intérêts constitue 50% de son prix. Cette architecture fait que la moindre inégalité s’amplifie très vite : plus vous êtes riche, plus vous avez tendance à vous enrichir, plus vous êtes pauvre, plus vous avez tendance à vous appauvrir. Il y a un phénomène d’auto-attraction de la monnaie, quasiment comme la matière dans le cosmos. On parle de « loi de condensation », avec des boucles en feedback positif ou négatif.

Le premier a en avoir parlé, au XIX° siècle, est l’économiste Vilfredo Pareto, qui avait beaucoup voyagé et constaté que, quel que soit le système, 20% de la population humaine possédait en moyenne 80% des richesses. Le « principe Pareto » a montré que notre système monétaire n’était pas viable à long terme – tout le monde est d’accord là-dessus, même les dirigeants de l’US Federal Bank. C’est par nature un système à cycle court, où l’on doit régulièrement remettre les compteurs à zéro, par une crise grave, un crack général, une guerre. Ce système encourage fondamentalement le court terme, la compétition, la propriétarisation d’un maximum de choses, ressources, mais aussi savoir, espèces vivantes, etc. Dans la métaphore du Monopoly, le décalage entre riches et pauvres s’accroît jusqu’à l’absurde, puisque finalement, le riche élimine les pauvres et, se retrouvant seul, ne peut plus jouer. Même s’il dit qu’il a « gagné », c’est un jeu à mort collective. Si vous faisiez jouer à ce jeu les dix sages les plus sages du monde, ils ne pourraient rien y changer, car tout dépend de la règle, c’est-à-dire de l’architecture intrinsèque du système, notamment en ceci : les joueurs dépendent d’une source extérieure qui leur fournit l’outil de leurs propres transactions et, ce faisant, leur dicte sa loi.

LES LETS ET LA REDÉCOUVERTE DE LA MONNAIE LIBRE

N.C. : N’en a-t-il pas toujours été ainsi ?

J.F.N. : Au cours de l’histoire, l’humanité s’est inventé une foule de moyens monétaires et nous nous trompons quand nous pensons que notre système est le fruit d’une longue évolution universelle : il est jeune, droit sorti de l’Angleterre victorienne, qui l’a taillé pour servir l’idéologie industrielle. Depuis, c’est devenu un processus planétaire, qui a énormément évolué, notamment depuis vingt ans, en devenant digital. Les conséquences de la digitalisation sont considérables : nous vivons de plus en plus sur des cartes de crédit, donc avec de l’argent payant, et les puissants peuvent désormais transférer des sommes colossales d’un bout à l’autre de la planète d’un simple clic d’ordinateur.

La première monnaie libre remonte, elle, à environ un siècle. L’un de ses inventeurs, était un Autrichien qui, après un tour du monde, s’était retrouvé chez lui, une région économiquement sinistrée. Son idée fut de relancer l’activité en inventant une monnaie locale « fondante ». C’est une monnaie qui, non seulement ne rapporte pas d’intérêt, mais qui perd de la valeur si l’on ne s’en sert pas. Au bout d’un mois, par exemple, si vous ne l’avez pas utilisée, vous pouvez la jeter, car on imprime d’autres billets. Cette architecture décourage la thésaurisation monétaire et encourage la dépense, l’investissement et la thésaurisation de biens. Du coup les tendances inégalitaires décrites par Pareto se trouvent bloquées. Changeant la règle du jeu monétaire, vous changez les comportements et toute l’économie repart. Cet Autrichien a si bien réussi qu’on l’a… jeté en prison ! Il arrivait trop tôt. À cette époque, attaquer la centralisation étatique était un tabou.

Avec la crise de 29, on va voir les habitants de certaines zones totalement ruinées et démonétarisées se remettre au troc et, s’apercevant que celui-ci ne peut pas mener loin, redécouvrir le principe de base de la monnaie, qui correspond à un processus naturel. Toutes sortes de monnaies locales sont ainsi apparues dans les années 30, en Europe et en Amérique. Là aussi, la question deviendra politique et la réponse sera le New Deal, puis, de façon radicale, la seconde guerre mondiale.

N.C. : Pour notre génération, tout commence avec les fameux Lets canadiens…

J.F.N. : Lets que l’on a traduit par « Local exchange tip system », alors que le sens originel était simplement « let’s do it » ! C’est parti vers 1982, d’un certain Michael Lynton, membre de notre groupe actuel, qui vivait à l’époque près de Vancouver, dans une vallée en crise, après que l’armée ait quitté la zone. Lynton eut l’idée géniale de créer un système de crédit mutuel sans banque du tout. Pas de source extérieure, on se fait confiance : chaque fois que j’achète quelque chose, c’est noté en moins ; chaque fois que je vends quelque chose, c’est noté en plus. Nul besoin d’avoir accumulé de l’argent au préalable, c’est l’échange qui crée spontanément la monnaie.

Ces Canadiens qualifièrent leur nouvelle monnaie de « CC » (pour « Community Currencies »). Leur système fit tâche d’huile dans le monde entier. En France, on vit ainsi apparaître différents SEL (« système d’échange local »). On estime qu’il existe aujourd’hui dans le monde environ cinq mille monnaies locales de ce genre. Elles sont généralement restées en marge de la société, dans des réseaux de chômeurs, des quartiers défavorisés, chez des révolutionnaires de l’écologie, etc. Une version des Lets est indexée sur le temps. Le « time banking », qui fonctionne sur du « time dollar », est devenu une institution aux États-Unis. Dans les zones en crise, que la monnaie a désertées, les gens au chômage sont riches en temps ! Comme ils disposent aussi de savoirs faire, il suffit de mettre en place un système d’information et de comptabilité des échanges, pour que l’activité reparte.

N.C. : Pourquoi ces systèmes sont-ils restés marginaux ?

J.F.N. : D’abord parce que l’économie principale, hyper puissante, reste pour le moment opérationnelle. D’autre part, ces nouvelles monnaies supposent une participation très active, militante. Si vous avez du travail et que votre train de vie vous va, votre motivation restera molle. Il en est allé autrement dans certains cas, notamment en Argentine, où la monnaie s’est brusquement effondrée. Imaginez que tous vos euros ne vaillent plus rien du jour au lendemain, votre motivation va changer. D’abord, vous allez descendre dans la rue, pour chercher quoi échanger, afin de couvrir vos besoins fondamentaux. En moins d’une semaine, vous vous apercevrez que le troc pur ne marche pas, ou très mal, qu’il faut un système d’information derrière. Donc, pour pouvoir manger, vous allez devoir acquérir une culture de la monnaie. Celle-ci commence par un inventaire de vos richesses. Qu’avez-vous à offrir ? Enseigner l’anglais ? Les œufs de votre poulailler ? Transporter des personnes ou des marchandises dans votre voiture ? Tout le monde se livre à cette recherche. On découvre alors que des gens qui n’avaient aucune valeur dans le système étatique et bancaire, en trouvent soudain une. Par exemple des femmes illettrées, absentes des radars économiques « normaux », découvrent qu’elles ont de la valeur, parce qu’elles peuvent : cuisiner, jardiner, coudre, laver, garder des enfants, etc.

N.C. : En pleine crise, on imagine en effet que sont revalorisées les savoirs faire pragmatiques, liés à la survie. Par contre, si je suis épistémologue ou neurochirurgien, je risque d’avoir du mal à monnayer ça.

J.F.N. : Pas forcément. Certes, au moment d’un crack économique, les étages s’effondrent et on en revient à une base quasiment biologique. Mais le monde se reconstruit vite. On retrouve ce que les psychosociologues appellent la « pyramide de Maslow » : les premières semaines, vous avez besoin de boire, de manger, de vous chauffer, etc. ; au bout d’un mois, vous aurez peut-être envie de vous faire couper les cheveux ; puis de reprendre vos cours de yoga, ou de piano. La sophistication revient plus vite qu’on ne croit. Ce fut le cas des « réseaux de troc » argentins, qui ont rapidement adopté un modèle de « monnaie fondante ». Des spécialistes les ont rejoints, par exemple l’économiste Eloisa Primavera, qui fait partie de notre petit cercle…

Cette histoire argentine a bien marché, touchant des millions de personnes. Et puis tout s’est effondré, en quelques semaines. Pourquoi ? D’abord parce que la monnaie officielle est revenue en force et que les vieilles habitudes ont repris. Ensuite, sur un point essentiel, ce système restait classique : il y avait toujours une banque, qui créait la monnaie, fondante ou pas, une source extérieure aux transactions. Dans le meilleur des cas, cette source est honnête et indexe bien la masse monétaire aux besoins, mais au bout du compte, il y eut assez d’erreurs et de malversations, pour que la majorité se rabatte sur le système étatique réparé. On pourrait citer de nombreux autres exemples, l’Australie, l’Afrique du Sud et des tas d’endroits dans le monde, avec parfois le soutien des États. Ici même, il y a le projet européen Sol, dans lequel Patrick Viveret est très investi. Mais sur un point essentiel, ça reste classique : la source monétaire est extérieure à l’« écosystème », alors que la monnaie du futur, dont je voudrais vous parler maintenant, émane des agents eux-mêmes.

N.C. : Venons-en donc enfin à cette nouvelle vision !

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DES MILLIONS DE MONNAIES SUR LE WEB !

J.F.N. : C’est un processus monétaire révolutionnaire, comparable à ce qui s’est passé pour les médias. Revenez vingt ans en arrière, nous avions quelques dizaines de mass-médias, journaux, télés, radios, pour des dizaines de millions de citoyens. Ces médias étaient tous propriété d’États ou de grands groupes. En face, l’individu était isolé, démuni. Aujourd’hui, grâce à Internet, nous sommes des millions à avoir des blogs et des sites, qui diffusent toutes sortes d’informations, provenant de millions d’émetteurs. La source n’est plus extérieure à nous. Ce phénomène est en train de bouleverser les flux d’information, la gouvernance et donc la réalité du monde.

La monnaie constitue la prochaine étape. Il n’y a plus aucune raison, ni économique, ni idéologique, ni technique, pour que la monnaie continue à émaner d’une source extérieure, prise dans une architecture centralisée et inégalitaire. Désormais, l’infrastructure technique, les connaissances, l’idéologie, tout est prêt pour que chacun puisse créer sa ou ses monnaies. Dans les années qui viennent, vous allez voir apparaître des millions de monnaies, comme vous avez aujourd’hui des millions de médias. Si je vous avais parlé de millions de médias il y a vingt ans, vous m’auriez ri au nez. En réalité, personne n’est relié à des millions de médias, chacun se relie plutôt aux vingt, dix, cinq ou trois médias dont il a besoin et qui lui correspondent. Pour la monnaie, nous allons assister à un phénomène similaire. Vous n’allez pas adhérer à des millions de monnaies, mais à quelques-unes, qui vous correspondront. Par exemple à la monnaie de votre quartier, avec laquelle vous allez pouvoir payer votre coiffeur, votre boulanger, votre épicier, etc. À l’autre extrême, admettons que vous soyez philatéliste spécialisé dans le papillon, vous allez adhérer à la communauté mondiale des collectionneurs de ces timbres-là, qui aura sa propre monnaie, le Butterfly, permettant de s’échanger des timbres sans passer par le dollar, l’euro ou le yen. Chacun va déterminer ses appartenances monétaires en fonction de ses besoins. Si vous vous apercevez que l’essentiel de vos achats provient de votre région, vous allez adhérer à une communauté monétaire régionale. Si vous voyagez beaucoup dans telle partie du monde, vous allez vous retrouver dans un réseau de gens comme vous, qui vont développer leur propre monnaie. Même votre immeuble peut avoir sa monnaie, pour acheter et vendre, par exemple du covoiturage, des cours particuliers, du baby-sitting, etc.

Toutes ces monnaies se créeront aussi facilement que se crée aujourd’hui un groupe de discussion sur le web. Au début tous les comptes sont à zéro et puis on commence les échanges et les comptes se mettent à bouger, en plus ou en moins…

N.C. : Admettons que je m’installe au fond de la campagne, et que je veuille adhérer à une monnaie locale pour payer ma nourriture. Mon compte va très vite se trouver dans le rouge, car je n’aurai rien à offrir en échange dans cette région, n’étant hélas ni artisan, ni jardinier, ni cuisinier, ni infirmier, ni même enseignant – seule une grande ville sophistiquée peut éventuellement avoir besoin des services d’un journaliste, non ?

J.F.N. : Je poursuis ma description, vous allez voir comment tout cela se met en place. En allant du plus petit vers le plus grand, vous avez d’abord une monnaie de quartier utilisée par quelques dizaines de personnes ; puis une monnaie locale ou régionale comptant quelques centaines de milliers d’utilisateurs ; puis des monnaies nationales ou transnationales, qui auront des dizaines de millions, voire des centaines de millions de membres. Vous pouvez par exemple très bien imaginer une monnaie internationale « Créatifs Culturels », dont les tenants garantiront : « Tout ce qui circule chez nous est garanti durable, éthique, pacifique, clean, bio, etc. » À l’intérieur d’un cercle d’une telle ampleur, s’établiront une éthique, une gouvernance, une fiscalité interne… et là, on aura besoin de journalistes, vous trouverez votre place.

N.C. : Quelqu’un comme moi ne peut donc fonctionner qu’avec la monnaie d’un gros réseau mondial ?

J.F.N. : Même si c’était le cas, cela ne poserait pas de problème. Comme aujourd’hui, vous aurez des gens dont 80% des échanges continueront à se faire sur le plan local et qui n’utiliseront que des monnaies de la région. Mais même eux ont besoin de s’acheter, mettons, de l’essence, pour laquelle ils auront besoin d’une monnaie globale – cela représentera peut-être 10% ou 20% de leurs transactions. À l’inverse, d’autres fonctionneront majoritairement avec des monnaies internationales. Tout cela donnera toutes sortes d’échanges.

N.C. : Concrètement, si j’arrive chez le boulanger, j’arrive avec quoi en poche : des pièces, des billets, un chéquier ?

J.F.N. : Une carte magnétique, vraisemblablement. De ce point de vue, la carte de crédit bancaire a bien préparé le travail. Aujourd’hui, il peut arriver que vous entriez dans un magasin qui ne prend pas votre type de carte de crédit. Vous choisissez alors un autre mode de paiement, ce n’est pas plus compliqué que ça.

N.C. : Mais ce système ne représente-t-il pas une sorte de régression hyper compliquée, comme au temps où chaque seigneurie frappait sa propre monnaie et où les gens passaient leur temps à changer une monnaie contre une autre ?

J.F.N. : Internet aurait semblé horriblement compliqué si j’avais dû vous l’expliquer en théorie avant que ça n’existe. Nous allons vers un monde qui comportera des millions de monnaies et donc des millions de parités, et pourtant ça ne sera pas compliqué. L’immense différence avec l’époque que vous évoquez tient au fait que toutes ces « open moneys » (monnaies libres) seront créées par les gens eux-mêmes et non par les seigneurs locaux. Cela change tout.

N.C. : Mais nous, Européens, qui sommes si contents d’avoir aujourd’hui le même euro, de Gibraltar à Varsovie, n’allons-nous pas juste à rebours de ce que vous dites ?

J.F.N. : Ça n’est pas contradictoire. En gros, il s’agit de laisser chaque écosystème exprimer spontanément ses besoins. Le projet « Open Money » consiste à dire : « Voilà l’outil pour créer toutes les monnaies que vous voulez, avec les architectures, la gouvernance et les limites que vous voulez, indexée sur ce que vous voulez : des dollars, des heures, des kilowatts, rien… » C’est donc un métasystème que nous sommes en train de mettre en place. De la même façon qu’ont été établis le protocole http, avec interface utilisateur, qui permet à des machines très différentes de communiquer les unes avec les autres sur le réseau mondial, et aussi le système html, qui permet à toute personne de faire du contenu et de le communiquer sur ce réseau (cf encadré ci-contre), nous sommes en train de créer un nouveau protocole, appelons-le provisoirement htxx, qui permettra à tout collectif de se créer sa ou ses monnaies

N.C. : Des experts monétaires partagent-ils votre point de vue ?

J.F.N. : Oui, par exemple Bernard Lietaer, cofondateur de l’euro, ancien de la banque centrale européenne, qui s’explique dans son best-seller The future of money et aussi sur www.transaction.net/money/book/inde…. Il vient de produire pour le Club de Rome un document faisant le lien entre ce qu’il appelle les « monnaies complémentaires » et la durabilité. C’est un réformiste, très politique. Selon lui, la monnaie principale est yang, masculine, compétitive, dynamique, et les « monnaies complémentaires » sont yin, féminines, servant quand on n’a pas besoin d’être en compétition, mais en collaboration, avec partage de savoir, développement durable, etc. Il pense qu’un bon dosage entre monnaies yin et yang nous permettra de naviguer à long terme. Je ne partage pas tout à fait son point de vue, même si c’est un ami que j’estime beaucoup.

N.C. : Le prospectiviste Mark Luyckx nous disait récemment que plusieurs milliers d’entreprises belges fonctionnaient déjà en partie avec leur propre monnaie… Mais pouvez-vous nous en dire plus sur ce nouveau protocole ?

J.F.N. : Il permettra à chacun de se créer des comptes, à partir desquels il pourra émettre et recevoir autant de monnaies qu’il voudra. Aujourd’hui, vous avez par exemple un compte email, que vous pouvez communiquer, pour participer à des groupes de discussion ou à des réseaux de toutes sortes. À partir de ce compte, vous émettez et recevez des emails. Eh bien, de la même façon, vous aurez un compte CC (community currency) qui vous permettra de vous connecter à n’importe quelle monnaie en quelques clics et de pouvoir émettre et recevoir de ces monnaies-là.

UNE GOUVERNANCE ÉTHIQUE INTÉGRÉE DANS UN LOGICIEL

N.C. : Il y a une différence de taille entre l’information et la monnaie : par définition, la première est illimitée – si j’utilise une information, je n’en prive personne -, alors que la monnaie symbolise une richesse qui, quelle qu’elle soit, ne peut malheureusement pas se démultiplier ! Qu’est-ce qui va ancrer ces monnaies libres dans le réel matériel de la rareté ?

J.F.N. : Imaginez une partie de Monopoly où, à la place de la banque, chacun des joueurs achète et vend librement, avec des comptes, initialement égaux, qui montent et qui descendent en fonction des échanges. Les joueurs de ce collectif décident du type de produits ou de services échangés. Ils fixent aussi les limites du marché : jusqu’où peut-on descendre dans le débit et grimper dans le crédit ? Exemple simple pour faire comprendre, un groupe de personnes pratiquant le covoiturage peut décider de prendre comme règle de gouvernance que personne ne pourra descendre plus bas que -200 km, ni monter plus haut que +200 km. Si vous avez déjà donné 200 km, vous devez absolument vous faire covoiturer par les autres, tout ce que vous donnerez en plus ne sera pas comptabilisé. Inversement, si vous avez déjà pris 200 km, vous avez épuisé votre crédit et il vous faut covoiturer les autres si vous voulez continuer à fonctionner dans ce collectif. Autrement dit, un collectif peut décider que personne ne s’endettera ni ne s’enrichira au-delà d’un certain pourcentage de la masse monétaire globale de ce collectif.

Cas de figure plus élaboré, qui va forcément se retrouver dans les grandes monnaies libres : un système de « réputation », comme sur e-bay. Imaginons par exemple que vous ayez cinq ans d’ancienneté dans tel système monétaire, avec 4000 transactions, dont 99 % tout à fait réussies, votre réputation sera très positive et votre ligne de crédit très large – vous pourrez même prétendre à un emprunt pour acheter votre maison. Si par contre vous avez été souvent dans le rouge, que plusieurs fois vous n’avez pas rempli vos engagements, votre marge de crédit sera plus étroite. Si vous vous comportez vraiment mal, vous allez même être repéré par tout le net et aucun groupe monétaire ne vous acceptera plus. Bien sûr, quand vous démarrez dans un nouveau réseau, vous avez une petite marge, qui s’élargira en fonction de votre plus ou moins bonne réputation. Tout cela est en fait de la gouvernance engrammée dans la technologie.

N.C. : C’est automatique…

J.F.N. : Mieux que ça. Réfléchissez à l’essence même de cette technologie : en soi, c’est de la conscience embarquée, ou engrammée. Pensez aux premières heures de e-bay. Combien de gens ont dit, à l’époque : « Ça ne marchera jamais ! On a déjà du mal à acheter la tondeuse du voisin, ou à la lui vendre par peur des chèques en bois, comment irais-je faire des enchères avec un type à l’autre bout du monde que je n’ai jamais vu ?! » La réponse, c’est que vous n’avez pas à faire confiance à cet inconnu, mais à la technologie, non pas parce qu’elle serait « automatique », mais parce qu’on y a engrammé une structure de gouvernance. L’accord tacite est intégré au mode opératoire. Les transactions en ligne sur la toile n’ont pas besoin d’une confiance explicite, le protocole mis en place règle ces problèmes-là.

L’une des grandes erreurs de la plupart des économistes aujourd’hui, est de dire qu’il faut d’abord la confiance pour qu’une nouvelle monnaie soit possible. C’était vrai dans l’ancien paradigme, mais faux dans le nouveau. C’est ce qu’on voit aussi dans Wikipédia, dont on se moquait : « Ça ne peut pas marcher ! » Mais on a créé la gouvernance dans la technologie du Wiki. Eh bien, nous sommes en train de préparer la même chose pour la monnaie !

N.C. : Une rumeur récente prétend que beaucoup d’articles de Wikipédia sont manipulées par les multinationales, les maffias, les services secrets, etc.

J.F.N. : Soyons pratique : tout système se jauge à sa résilience, c’est-à-dire à sa capacité d’embrasser les forces en présence. Wikipédia peut-il continuer, malgré la pathologie humaine ? Jusqu’à preuve du contraire, la réponse est oui. Bien sûr que les lobbies, les grandes entreprises, les États, sans compter certains groupes extrémistes, tentent d’influencer certaines informations stratégiques. Malgré cela, Wikipédia est déjà la plus grande encyclopédie du monde.

N.C. : Jusqu’à présent, la plupart des expériences de « monnaie locale » réussies – dans les années 30 à Wörgel (Autriche), les années 50 à Lignières-en-Berry, les années 90 à Buenos Aires – ont été finalement stoppées par l’État, jaloux de son supposé monopole monétaire. Vous pensez que les « monnaies libres » pourront tranquillement se développer sur le web, sans que les États ne les sabotent ?

J.F.N. : Ça embête surtout les puissances financières qui contrôlent les États. Cela dit, toute grande innovation s’installe en deux temps : un premier temps d’activisme social, souvent idéologique, qui crée un contexte, où se coulent, dans un second temps, des inventions beaucoup plus pragmatiques. Celles-ci sont forcément confrontées à l’ancien ordre établi, menacé dans sa survie. C’est valable à toutes les époques. Au Moyen-âge, vous avez des gens qui disent : « Il faut traduire la Bible pour que tout le monde puisse la lire. » Cette idée révolutionnaire révulse l’Église, qui voit le monde s’effondrer et s’abrite derrière le fait que c’est techniquement impossible. Mais voilà que Güttenberg résout la question en inventant l’imprimerie, qui va métamorphoser la culture et fonder une nouvelle civilisation ! La même chose est en train de se passer aujourd’hui avec la monnaie. La première phase est accomplie, le contexte est là, creusé par toutes sortes d’expériences, dans une situation de crise économique larvée. L’étape suivante ? D’un côté, les activistes sociaux des forums alter-mondialistes réclament que l’on passe par la voie politique, en légiférant, interdisant, fiscalisant, bref en utilisant le système présent. De l’autre côté, vous avez les inventeurs, parmi lesquels je situe notre petit groupe. Nous ne sommes pas dans une logique de combat, même si nous voyons bien les défauts du système. Nous sommes juste en train d’inventer le système suivant !

N.C. : Qui appartient à votre groupe ?

J.F.N. : Une dizaine de personnes, dont Eric Harrys Brown, Ernie Jacob ou le fameux Michael Lynton, l’inventeur des Lets qui, en vingt-cinq ans, a vraiment connu la traversée du désert du visionnaire. Aujourd’hui, nous avons quasiment achevé, l’architecture du protocole – c’est le plus complexe -, la gouvernance, les modèles économiques sous-jacents, la stratégie de lancement, puis de déploiement… Mon propre rôle a été de diffuser la nouvelle. De plus en plus de gens dans le monde veulent en être ! Prochaine étape, début février 2008, nous nous réunissons une semaine au Mexique, pour mettre quelques dizaines de personnes au diapason, puis nous répartir en groupes de travail sur les modèles économiques, ou les vecteurs de diffusion, ou encore la levée de fonds… car ce qui nous sépare désormais du lancement, ce sont les quelques millions de vieux dollars ou d’euros nécessaires aux deux années de travail à plein temps qui le précèderont – il s’agira forcément de fonds éthiques, reposant sur une stratégie à long terme, et je n’hésite pas à dire : sur une vision spirituelle.

N.C. : De quelle façon ?

J.F.N. : La réponse est multiple. Toutes les grandes inventions humaines, depuis la maîtrise du feu ou de la roue, ont contribué à l’évolution spirituelle de l’humanité. Quand un rêve réussit à s’incarner dans la matière, la conscience se déploie. Il y a plus de conscience dans un monde qui contient des livres que dans un monde qui n’en contient pas. Mais ça va plus profond. Des êtres qui auraient toujours vécu en prison, se verraient eux-mêmes comme naturellement limités. Transposés dans une nature fleurie, quelque chose se déploie en eux. La vie moderne actuelle rogne une grande partie de notre éventail de possibilités. Tout ce qui n’est pas monnayable a du mal à prouver sa valeur. Connaissez-vous le « Wealth Aknowlegment System » (WAS) ou « système de reconnaissance de la richesse » ? C’est une façon d’interroger la personne sur sa richesse intrinsèque, son identité profonde, son âme. Le système monétaire actuel permet des échanges globaux, entre humains qui ne se connaissent pas, mais seulement pour une toute petite partie de leurs vraies richesses. Que deviennent les autres richesses ? Une partie d’entre elles n’a pas besoin d’être comptabilisée, ne concernant que la sphère intime. La plupart des autres sont niées, ou dégradées. Alors que dans des systèmes d’échanges différents, comme ceux que permettront les monnaies libres, tout un pan de la richesse, donc de la conscience humaine pourra se révéler. Mais pour vraiment vous parler du WAS, il faudra que vous reveniez nous voir. C’est l’autre moitié de notre programme.

Les protocoles qui ont fondé le web

http : Le Hypertext Transfer Protocol, littéralement « protocole de transfert hypertexte », est un langage informatique de communication client-serveur, développé pour le World Wide Web. Les clients HTTP les plus connus sont les navigateurs Web permettant à un utilisateur d’accéder à un serveur contenant les données. Il existe aussi des systèmes pour récupérer automatiquement le contenu d’un site, tels que les aspirateurs de site ou les robots d’indexation.

html : Le Hypertext Markup Language, est un langage informatique de balisage conçu pour écrire les pages Web, et notamment pour créer de l’hypertexte, d’où son nom. HTML permet aussi de structurer sémantiquement et de mettre en page le contenu des pages, d’inclure des ressources multimédias dont des images, des formulaires de saisie, et des applets. Il permet de créer des documents interopérables avec des équipements très variés et de soutenir l’accessibilité du Web.

Htcc : Verrons-nous apparaître bientôt un Hypertext Current Currency, ou protocole permettant la circulation de monnaies libres ? That’s a good question. Vu iciSources


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