La philosophie aurait pu continuer sur le chemin qui était déjà le sien, celui d'une interrogation cosmogonique. Non pas que le souci éthique n'ait pas existé, mais sa place n'était pas primordiale. Avec Socrate, elle le devient. Celui-ci affirme s'intéresser exclusivement à l'homme et à ses mœurs et pensées. Pourtant, d'après ses dires, cet intérêt ne débouche pas sur un savoir, tout au contraire. La progression dans la connaissance de l'homme serait-elle un cheminement vers l'ignorance ?
La philosophie commence avec l'étonnement. « Thaumazein » exprime un objet fabriqué qui émerveille (une marionnette par exemple) mais il signifie d'abord chez Empédocle l'étonnement
et l'admiration de tout ce qui est et pas seulement des événements extraordinaires. D'après Aristote, la philosophie a commencé avec le savoir désintéressé, avec le savoir qui trouvait en lui-même sa raison et cette recherche est la conséquence de l'étonnement. Naturellement, cette recherche s'est dirigée vers ce qui était extérieur à l'homme tentant souvent de justifier l'ordre du monde a posteriori, comme émanant d'une volonté supérieure. Dans cet ordre du monde, le rôle que l'homme devait jouer était en grande partie déterminé d'avance. Décrivant l'homme comme l'être le plus digne d'admiration, Empédocle affirme que cette admiration est justifiée par l'existence d'un fil d'or qui, s'opposant aux fils de fer, fait de l'homme un être capable de guider sa vie d'après une réflexion préalable. Par cela il pose donc que l'homme est en grande partie maître de son sort. L'apparition de Socrate ne change pas fondamentalement cette réflexion éthique amorcée par les physiologues voire même par des poètes comme Homère et Hésiode. Nous pouvons même dire que Socrate restreint considérablement le champ de la réflexion quand il décide de s'intéresser uniquement aux questions éthiques. Il n'y a pas besoin, pour connaître l'homme, de cosmogonie ou de physique. Partant du principe que le plus important, pour tout homme, c'est de mener une belle (ou bonne, ces termes étant presque synonymes dans la Grèce antique) vie, Socrate décide de retreindre son champ de réflexion aux choses éthiques (ethika). Ainsi, dans les dialogues qu'il porte, ne s'intéresse-t-il qu'aux valeurs. Puis, au delà des raisons idéologiques qui le poussent à s'intéresser à l'éthique, il y a des raisons purement historiques et politiques : la campagne de Péricles s'avère, à cause principalement de la peste, être un échec total, la guerre avec Sparte s'éternise, la mort de Péricles jette Athènes dans un chaos politique et marque l'affaiblissement de la raison. Dans ce contexte, une réflexion critique est plus que nécessaire, ces malheurs venant, dit Socrate, qui s'est opposé à la guerre avec Sparte, de l'incapacité (ou du moins de la non-utilisation) des hommes à user de leur raison critique.
Redisons-le, la grande originalité de Socrate n'est pas de parler des choses éthiques mais de le faire sous la forme d'un dialogue basé sur l'elenchos, la mise à l'épreuve. L'elenchos est un échange par question-réponse dans lequel une thèse est discutée si elle est affirmée par l'interlocuteur comme étant la sienne propre et réfutée si et seulement si la réfutation est tirée des connaissances de ce même interlocuteur disait, à peu près, Vlastos. Cela veut dire, très clairement, que Socrate ne s'occupait pas de vérité métaphysique mais de la valeur de l'existence. L'intérêt du dialogue ne devait pas dépasser le dialogue lui-même. Certes, l'exigence de définition n'était pas sans chercher une sorte d'universel, mais Socrate ne cherchait pas une vérité absolue applicable à tous les cas possibles. Sa volonté était de mettre à l'épreuve les opinions de son interlocuteur pour en déceler des contre-vérités et des incohérences. Socrate ne possédait que cette sagesse proprement humaine qui est la science de son ignorance. Dans une pure recherche du Bien, Socrate pousse ses interlocuteurs à rendre des comptes sur leurs idées et leurs actes et surtout à détecter des incohérences dans la « réflexion appliquée ». L'intérêt de Socrate n'est pas seulement théorique mais surtout pratique car à quoi servirait de réfléchir à l'éthique sans appliquer ses réflexions ? Discourir avec l'autre sur la vertu (chose qui, d'après Socrate, est la meilleure que nous ayons à faire) c'est incontestablement devenir vertueux. La pratique de l'elenchos c'est la pratique de la vertu elle-même puisque le principe socratique est bien connu : qui connait le bien ne peut pas ne pas le faire (d'où l'intérêt d'une vraie et bonne définition).
Les dialogues socratiques peuvent souvent paraître aporétiques mais c'est oublier qu'éliminer l'erreur c'est, indirectement, s'approcher de la vérité. Ne rien savoir n'est pas ne savoir rien mais être capable d'appréhender son ignorance sur les choses les plus essentielles.
Avec la condamnation à mort de Socrate les Grecques découvrent un autre genre de héros que ceux homériques qui tirent leur gloire de leur vaillance guerrière. Non pas que Socrate n'ait pas été un bon guerrier (rappelons-nous qu'il sauve Alcibiade par exemple) mais son héroïsme réside ailleurs : il vit et meurt en ne se soumettant qu'à sa raison. Voilà la raison de la vie qui est aussi celle de sa mort.
Cristi Barbulescu