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Dessiner sur les sous-verres (ou l’art d’explorer les terrains connus).

Publié le 10 décembre 2010 par Routedenuit

Dessiner sur les sous-verres (ou l’art d’explorer les terrains connus).

Philippe avait pris une cuite la veille. Une mauvaise, une de celles qui réveillent à quatre heures du matin avec le froid, les tremblements, le mal de crâne et la bouche en mélaminé. Il avait encore trop fumé. C’est en voyant le cendrier débordant sur la table qu’il avait fait cette déduction. Philippe avait pris une grosse cuite la veille. Enfin visiblement, c’était la même que lundi, mardi, mercredi et jeudi soir.

Rien de bien neuf. En fait, Philippe n’avait jamais été quelqu’un d’original.

Philippe adorait les routines. Il passait même le plus clair de son temps à en créer pour se rouler dedans aisément. C’était rassurant la routine. Il se levait tous les matins, à quatorze heures, depuis sept ans. Il prenait un petit déjeuner à base de sandwich au pâté, de cigarette et de bière belge. Il allumait la télévision, qu’il regardait jusqu’à seize heures. Ensuite, il allait prendre l’air. Pendant une petite demi-heure. Si il restait plus longtemps dehors, il commençait à se rappeler qu’elle était partie pour de vrai, et l’angoisse montait. Alors il se dépêchait de rentrer. Philippe aimait la bière pour l’art qu’elle avait d’émousser la réalité. Plus rien ne l’atteignait vraiment quand il avait bu. Ça tombe bien, puisque c’était l’effet qu’il recherchait.

Auparavant, il était tout comme elle, brillant, fin et intelligent. Remarquablement résistant à la pression, il ne comptait pas ses heures. Philippe était rapidement devenu gestionnaire de patrimoine pour un très grand cabinet de finances internationales pendant qu’elle avait gravi de manière fulgurante les échelons d’une célèbre agence de publicité. Tout irait bien, en principe.

Or, Philippe buvait depuis un peu plus de quinze ans. Ça avait commencé pendant les réunions, et les séminaires de formations à l’autre bout de la France. Puis ça s’était prolongé à la maison, le soir en rentrant du bureau. C’était devenu quelque chose de nécessaire, mais personne ne s’en était vraiment rendu compte avant qu’elle ne parte. Avant il planquait sa bouteille de blanc au fond du placard à journaux, dans le buffet de l’entrée, dans la pompe des toilettes et même dans le container à poubelle du garage. Ils sortaient dîner comme si de rien était, il allait travailler comme si de rien était. Elle avait fait semblant de s’y accommoder. Elle avait fait semblant de ne plus être dérangée par l’odeur de sa peau, semblant de ne pas avoir peur de rentrer à la maison après le travail, semblant d’inviter des amis à dîner pour montrer que leur couple était solide. Elle avait fait semblant de ne pas vouloir d’enfants, aussi. Et finalement, à force de vivre pour de faux, elle avait décidé de partir. Après huit ans.

Philippe, de son côté, avait fait semblant de le supporter. Et depuis sept ans, c’était la déchéance.

Il avait bien essayé de retourner travailler. Mais le seul fait de ne pouvoir raconter sa journée qu’à la table basse du salon avait eu raison de ce genre de velléités. Philippe buvait depuis quinze ans. Mais ça n’avait jamais été pire que depuis ce matin-là.

Il buvait toujours dans le même verre qu’il avait l’habitude de poser sur des sous-verres en liège. Il en avait des cartons entiers récupérés après un séminaire que sa vieille entreprise avait organisé il y a longtemps. Philippe avait pris l’habitude de les user un par un, utilisant chaque goutte d’alcool qui avait débordé pour imprégner les pores. À la manière de Rorschach, il avait fini par inventer des structures graphiques auxquelles il avait donné des significations propres. Il pouvait dessiner pendant des heures, tant qu’il avait assez d’alcool. Philippe avait fini par créer un univers, une cellule d’isolement dans laquelle personne ne pouvait pénétrer. Il avait l’impression d’avoir trouvé une vocation, quelque chose qui le rendait spécial. Mais dont il ne se servirait sans doute jamais, parce que personne ne comprendrait. Philippe n’arrêterait donc pas de boire. Il achèverait ce qui lui reste d’économies, profiterait de quelques allocations jusqu’à ce que la vie lui propose autre chose. Il n’en avait pas l’air, mais sage, dans son appartement, il patientait. Il attendait que la vie lui propose quelque chose de différent, quelque chose de neuf.

En fait, depuis sept ans, personne ne savait vraiment s’il buvait plus qu’il ne dessinait.

« J’sais plus qui tu es
Qui a commencé
Quelle est la mission »

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