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Esotérie, polar et ... Casanova

Publié le 31 mars 2008 par Obc

 

Chapitre I

 

Rien de tout ce qui existe n’a jamais exercé sur moi un si fort pouvoir qu’une belle figure de femme.(Casanova)

   La nuit avait envahi les rues de Paris et déposé un voile noir sur le carrosse immobilisé au milieu de la rue déserte. Engoncé dans un manteau sombre, le cocher retenait d’une main ferme les chevaux qui s’agitaient nerveusement. Une silhouette fine descendit de la voiture. La capuche du manteau, rabattue sur le visage, dissimulait les traits d’une jeune fille. Sur les murs, les ombres projetaient leurs doigts crochus vers elle. Un cheval encensa. Le cocher regardait droit devant lui, impassible.

   - Il est tard, prenez garde mon enfant : gens de bien aiment le jour et gens méchants préfèrent la nuit !

   La voix provenait du carrosse. Elle était fatiguée mais bien timbrée et agréable à l’oreille. Comme mu par un signal invisible, la voiture s’ébranla dans un fracas de bois et de fer. L’inconnue frissonna. Elle se retrouvait seule, ses doigts blancs serrés comme si elle s’apprêtait à porter un coup. L’obscurité gommait les repères familiers, suggérant à l’œil des formes fantastiques. Dans son enfance, par ses récits pendant les veillées, sa mère avait peuplé sans le savoir ses nuits de loups-garous, de voleurs et de fantômes. Un instant, elle crut entendre un bruit de pas et s’immobilisa pour écouter. Seul le silence lui répondit.

   A cet instant, les nuages se dissipèrent et la lune jeta un pâle reflet dans la rue, révélant l’entrée d’une petite cour au fond duquel rougeoyait un four à pain. La jeune fille eut un mouvement d’exultation. Un rire cristallin s’échappa de sa gorge et elle se hâta à grand pas dans la direction de cette lumière vacillante.

   La nuit fut alors trouée d’un mouvement rapide. Une ombre grandit démesurément sur les murs et se dirigea à sa suite. Bientôt un cri déchirant troua les ténèbres.

*

   C’était une douce soirée de printemps de l’année 1759. La clarté des lampes à huile et des lanternes à bougies avait attiré les badauds comme autant de papillons de nuit fascinés. Le commissaire de quartier déglutit péniblement avant de détourner les yeux du spectacle sanguinolent qui s’offrait à lui.

   - Morte, fit-il. Je ne sais pas encore pourquoi ni comment mais on lui a arraché toute la peau du visage. Personne ne pourra la reconnaître dans cet état !

   - On dirait qu’un loup l’a dévoré ! fit un des exempts qui l’accompagnait.

   Il y eut une exclamation étouffée et puis la rumeur se propagea parmi l’assistance attroupée.

   - Les loups ! Les loups sont entrés dans Paris !

   Le commissaire de quartier jeta un regard noir au policier qui venait de parler.

   - Gardez votre opinion pour vous, la prochaine fois !

   L’autre sembla se recroqueviller sur lui-même. En reculant, il se heurta à un personnage grave et au visage impassible, qui venait d’arriver et contemplait la scène en silence.

   - Ah ! fit le commissaire de quartier avec un soupçon de contrariété. C’est vous Monsieur le commissaire aux morts étranges ! Qui diable vous a averti, Monsieur de Volnay ? Vous êtes vite accouru, vous ne dormez donc jamais ?

   Volnay fit un pas en avant. C’était un jeune et grand garçon à la mine plutôt agréable mais au regard sombre et au maintien sévère. La lune accusait avec dureté les contours de son visage. Il ne portait pas de perruque et ses cheveux du noir d’un corbeau, longs, sans poudre et agités par une brise légère, flottaient derrière lui. Une cicatrice au coin de l’œil droit remontait le long de sa tempe, amenant avec elle son lot de questions. Il était vêtu sobrement d’un justaucorps noir éclairé par une chemise blanche, un jabot et une cravate. Malgré l’heure tardive, sa mise était irréprochable. Sans répondre au Commissaire de quartier, il s’agenouilla, parcourut du regard le cadavre des pieds à la tête avant de se tourner vers son collègue.

   - Je souhaite que l’on amène ce corps pour l’examiner non à la morgue du Châtelet mais chez qui vous savez.

   Le commissaire de quartier frissonna et tenta de protester.

   - Vous venez d’arriver, laissez-nous débuter cette enquête avant que l’on ne juge si c’est un cas qui est du ressort de la police savante !

   Volnay ne lui jeta même pas un coup d’œil.

   - De par disposition royale, dit-il d’un ton sans appel, j’ai autorité, vous le savez, sur toutes les morts étranges de Paris. Comme vous pouvez le constater, nous sommes en présence d’une victime dont on a soigneusement arraché la peau du visage pour la rendre méconnaissable.

   Il prit dans les mains d’un archer du guet la lanterne sourde à clocheton qu’il brandissait et dont la bougie de suif teinta le corps d’une lueur pâle.

   - Vous avez également remarqué qu’aucune trace de sang ne macule les vêtements de cette femme. On l’a donc tuée avant de lui retirer ses vêtements, on l’a ensuite mutilée puis rhabillée pour la déposer à cet endroit. En effet, même si vos agents ont tout piétiné et probablement gâché les indices, je n’ai observé aucune trace ou trainée de sang dans les environs.

   Le commissaire de quartier secoua la tête et exhala un long soupir.

   - Vous faites trois morceaux d’une cerise !

   - Si vous voulez bien vous donner la peine de faire établir un cordon de police pour maintenir tout le monde à distance, reprit Volnay imperturbable. Je souhaite que nous soyons seuls sur la scène du crime.

   Il attendit que les ordres fussent donnés et s’empara des mains de la victime, les examinant soigneusement.

   - Elles sont bien entretenues et ne portent aucune trace de travaux manuels, murmura-t-il pensivement. Il s’agit de quelqu’un d’une certaine condition …

   - Ou bien une prostituée des beaux quartiers.

   Volnay ne releva pas la remarque mais son regard courut le long du corps de la morte, effleurant sa poitrine avant de s’arrêter à son cou. Ses doigts fins et longs se saisirent délicatement d’une petite chaine et de sa médaille où était gravée une Vierge. A son dos, figurait une inscription en latin qu’il traduisit facilement.

   - Dieu nous préserve du diable …

   Volnay eut un sourire sec en se tournant vers son collègue.

   - Une bien étrange prostituée alors !

   Il se redressa à demi et examina méthodiquement tous les environs mais tellement de monde s’était promené autour du corps avant son arrivée qu’il n’était plus possible de distinguer quoique ce soit. Il sortit alors un fusain et un papier d’une de ses poches et entreprit de dessiner le corps et les alentours. Le commissaire de quartier eut un sourire amusé.

   - Ainsi, ce que l’ont dit de vous est vrai : vous dessinez merveilleusement. Vous avez manqué votre vocation !

   Volnay lui décocha un regard froid. Ses yeux bleus pouvaient parfois prendre la texture de la glace.

   - Chaque détail a son importance, je note tout et pas seulement dans ma mémoire. Un meurtrier peut laisser des signes de sa présence sur une scène de crime tout comme l’escargot marque son passage de sa bave. L’observation est la source de notre travail. Par exemple, sauriez-vous me dire combien de personnes dans la foule derrière moi sont en tenue de nuit dans les premiers rangs ?

   - Euh …

   - Six, fit Volnay d’un ton calme tout en continuant à dessiner, à moins qu’il en soit arrivé d’autres depuis une minute. Est-ce exact ?  

   - Par dieu, oui !

   - J’aimerais que vos hommes les interrogent. Si elles se trouvent dans cette tenue c’est parce qu’elles habitent à côté et ont été alertées par le bruit. Peut-être ont-elles vu quelque chose ou remarqué quelqu’un …

   A cet instant, ils furent interrompus par les grincements des roues d’une carriole sur les pavés. Le commissaire de quartier eut un haut le cœur et déglutit péniblement à la vue du nouvel arrivant. Volnay haussa un sourcil.

   - Ah, le voilà ! Je l’avais fait avertir. Comme vous pouvez le constater, seul le diable est plus rapide que lui !

   La silhouette sombre d’un homme engoncé dans une bure se dessinait sur le siège d’un conducteur. C’était un moine et il gardait sa capuche baissée pour masquer son visage. Devant cette apparition fantomatique, des gens dans la foule se signèrent. Sans bruit, on s’écarta craintivement de la carriole.

- A propos, qui a découvert le corps ? demanda sèchement Volnay.

   - C’est ce gentilhomme.

   Volnay jeta un coup d’œil à l’individu de haute taille qu’on lui désignait et sa mine s’allongea quand il le reconnut. Le gentilhomme s’approcha d’une démarche pleine d’assurance. Son visage au teint mat était agréable. Il portait avec élégance un habit de velours jaune foncé tissé de petits motifs floraux et de cartouches avec des boutons revêtus de fils d’argent. Son jabot sur la poitrine et les volants de ses manches étaient en dentelles aux fuseaux. De toute sa personne se dégageait un irrésistible entrain et une gaieté naturelle.

   - Je suis le chevalier de Seingalt ! fit-il aimablement.

   - Je sais qui vous êtes, Monsieur Casanova, répondit tranquillement Volnay.

   Qui n’avait entendu parler de Giacomo Girolamo Casanova, le Vénitien, tour à tour banquier, escroc, diplomate, officier, spadassin, espion ou magicien et, bien entendu, toujours séducteur ? Casanova, c’était un mythe qui marchait précédé de sa réputation.

   Manifestement, à son expression, la morale de Volnay réprouvait la vie aussi dissolue d’êtres comme Casanova qui couchait avec de jeunes filles à peine pubères et parfois même avec la mère et la fille ensemble.

   - Je suis le chevalier de Seingalt ! insista l’autre qui tenait à ce qu’on lui donne son titre. J’ai été décoré de l’ordre de l’Eperon d’or par le pape en personne !

   - Qui ne l’a pas été ? répliqua Volnay en fronçant les sourcils.

   Il savait parfaitement que Casanova s’était fabriqué de toutes pièces ce titre de chevalier de Seingalt. A ceux qui s’en moquaient, celui-ci répondait insolemment qu’ils n’avaient qu’à faire la même chose que lui ! Volnay le contempla paisiblement. Il n’éprouvait aucune sympathie particulière pour ce genre d’individu mais celui-ci était un familier des grands de ce monde ou tout au moins s’efforçait de le paraître. Arrivé à Paris trois années auparavant, sa vigueur, sa vivacité et son esprit l’avaient introduit dans la meilleure société. Il fréquentait aussi bien la noblesse la plus distinguée, comme le maréchal de Richelieu ou la duchesse de Chartres, que l’élite intellectuelle du pays. Il fallait être prudent avec lui.

   - Comment avez-vous découvert le cadavre ? demanda-t-il d’une voix neutre.

   - Ma foi, je raccompagnai une charmante jeune fille jusqu’à chez elle. Vous savez que rien de tout ce qui existe n’a jamais exercé sur moi un si fort pouvoir qu’une belle figure de femme. Bref, chemin faisant nous avons tout bonnement buté contre ce corps. Je me suis penché, j’ai soulevé la capuche et … ma compagne a hurlé.

   - Avez-vous remarqué quelqu’un aux alentours lorsque vous avez découvert la morte ou quelques instants auparavant ?

- Rien de tout cela, commissaire.

   Sans un mot, Volnay se détourna et s’agenouilla à nouveau près du cadavre, s’obligeant à examiner le masque ensanglanté du visage pour comprendre comment le meurtrier avait opéré. Un loup ? Certainement pas mais quelque chose de pire probablement …

   La lune baignait la scène d’une lueur argentée. Volnay réprima soudain un juron. Bouleversé par le visage de la morte, il en avait oublié de fouiller le cadavre et voilà que, machinalement, ses mains avaient tâtonné et tiré presque par réflexe une lettre d’une poche de la victime. Son regard tomba sur le sceau et une vague de consternation l’envahit en s’apercevant que Casanova ne l’avait pas lâché du regard.

   - Commissaire, une lettre dans la poche de la morte !

   - Vous vous trompez, chevalier, fit Volnay en lui donnant cette fois son titre usurpé. Cette lettre est tombée de ma manche.

   - Mais je vous assure …

   Volnay lui jeta un regard froid.

   - Elle est à moi, vous dis-je !

   Casanova se tut et le considéra avec curiosité.

*


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