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Quelques extraits de "Les Adieux à l'Empire"

Publié le 17 janvier 2007 par Obc

Voici pour vous, de la part de Olivier, quelques extraits de son livre qui, nous l'espérons, vous plairont et vous inciteront à le lire (et pourquoi pas le relire?)...

   Plus le temps passait, plus je devenais celte et attiré par la lumière verte des forêts. Le masque que j’avais arboré m’avait tellement investis que je n’arrivais presque plus à penser en français. Sur ces entrefaites, nous arrivâmes sans crier gare à la fête de Samhain, le 1er novembre. Cette date marquait le début de l’année et le commencement de la saison sombre. Pour un temps, la réalité subissait une subtile distorsion, des barrières s’estompaient par endroit entre le monde des vivants et des morts. Un sourd malaise sembla se propager dans les campagnes. Je vis les fermiers rentrer plus tôt le soir et fermer soigneusement portes et fenêtres pour se calfeutrer chez eux.

   Là-dessus, les cavaliers noirs firent de nouveau leur apparition, laissant dans leur sillage un sentiment diffus de crainte et d’espoir. Je sus alors que quelque chose, quelque part s’était mis en marche ... quelque chose de très ancien à n’en pas douter. Tous les os de la vieille Allemagne semblèrent craquer en unisson et le squelette des temps jadis se releva, secouant sa carcasse dans un bruit de grelots qui résonna lugubrement dans les forêts épaisses.

   Des silhouettes de conspirateurs se glissèrent dans la nuit, les bois fourmillèrent d’allées et venues tardives. Quelque chose, car je ne peux la nommer autrement, s’insinua dans mon âme celte : la joie, la peur, une fierté insensée et le goût de l’ennemi tombé ... Je m’étais tellement glissé dans la peau de mon personnage que je me retrouvai pourvu à mon insu de ses organes les plus vitaux. Mon cœur battit donc à l’unisson des mouvements qui agitaient les campagnes les plus reculées. Ceux qui depuis des années payaient l’impôt à la France, donnaient leurs récoltes à la Grande Armée ou se faisaient voler leurs femmes et leurs filles par la soldatesque, toute cette gigantesque masse silencieuse s’ébroua dans un seul élan.

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*

   J’ouvris discrètement la bouteille. C’était un bon vin, à boire dans une grasse prairie, quand on a soif et quand on en a envie. Hors de table, je m’étais aperçu que le vin était toujours l’occasion de faire une provision de souvenirs ou de prolonger une conversation. Et dieu sait qu’on buvait en compagnie de Beau Geste ! Tous les vins y passaient : des boisés aux minéraux, des acidulés aux charpentés et des tranquilles aux pas tranquilles ...

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   J'étais sorti à la nuit tombée, au son de la mélopée des muezzins en haut des minarets. Alors que je marchai dans les rues, tout Le Caire semblait résonner de leurs longues plaintes. L'air était étouffant, je me passai sur le visage un mouchoir imbibé d'eau. J'avais rencontré à al-Azhar un ulémas, un de ces docteurs de la loi et homme de plume respectés en ce pays tant pour leur savoir que pour leur foi. Celui-ci, d'origine modeste, car contrairement à notre pays un étudiant très pauvre peut devenir un gardien de la loi religieuse, voire même un shaykh-al-Azhar, c'est à dire un recteur; celui-ci donc avait manifesté à mon égard une attention et une disponibilité qui m'avait encouragé.

   Je n'avais en effet pas l'intention de passer mon séjour égyptien dans les tavernes, à boire l'araq en regardant la danse lascive des almées ou à m'abandonner aux plaisirs faciles des petites esclaves caucasiennes que nos généraux achetaient par paire pour se distraire. Le dérèglement des sens n'était pas dans ma nature et, pour l'heure, je n'avais en tête qu'un seul but : apprendre, encore et encore.

   Cela n'était pas évident. Nous étions venus, comme toujours, en libérateur, mais il s'agissait bien d'une occupation militaire. Les savants avaient à faire l'inventaire de toute une civilisation au passé d'une richesse inouïe. J'étais là quant à moi pour découvrir l'autre, que nous étions souvent réduits à affronter.

   Le jeune uléma qui m'avait témoigné quelques sympathies m'avait invité à le visiter dans sa maison de la vieille ville fatimide de Qâhira. Pour nous Français, la vieille ville du Caire demeurait un véritable labyrinthe. Une soixantaine de quartiers, qui étaient autant de villes, la composait. Chacun d'eux comportait une rue centrale, des ruelles secondaires, des maisons et des commerces. Le tout était placé sous l'autorité d'un shaykh al-hâra, une sorte de cheikh de quartier. La nuit, ces quartiers étaient bouclés par de lourdes portes d'un bois épais qui étaient gardées par des hommes en armes.

   Je n'étais pas habitant mais visiteur, sinon reconnu, du moins annoncé, car la porte de al-Jamâliyya s'ouvrit sans difficulté à mon arrivée. J'étais attendu. Je quittai la Qasaha, principale artère de la ville qui la traverse du nord au sud, pour m'enfoncer dans une ruelle sombre qui exhalait des senteurs fortes.

   La maison de Abu el-Ahmar, car tel était le nom du jeune uléma, ne comportait qu'un rez-de-chaussée en pierre de taille et un étage en brique. Je frappai à une porte à ferrure de bronze et une jeune femme vint m'ouvrir. Elle était revêtue d'une tunique noire d'où émergeaient deux bras nus. Ses yeux étaient deux lacs de ténèbres dans lequel j'évitai de me noyer. Sans un mot, elle me conduisit jusqu'à une sorte de rez-de-chaussée surélevé et bordé d'arcades qui donnait sur une cour fraîche et silencieuse. Dans cette espèce de loggia, on me fit asseoir sur un coussin posé sur une natte déroulée à même le sol. La jeune fille disparue puis revint, porteuse d'un flacon de parfum dont elle me répandit quelques gouttes sur la tête pour m'être agréable. Elle m'amena ensuite des confitures, des pâtisseries et du café qu'elle déposa à mes pieds avant de se retirer.

   - Je n'ai pas d'alcool à vous proposer, fit une voix douce et agréable. Vous m'en excuserez.

**

*

   Bientôt une belle flambée vint disperser les ténèbres. Vaincu, Della Rocca soupira et s’assit pour ôter ses bottes et enduire ses pieds d’un mélange d’alcool et d’huile de ricin dont se servent un certain nombre de fantassins. Beau Geste grogna de mépris en le regardant puis se mit à ramasser des branchages et des feuilles sèches pour le feu..

   - Ce maudit trousse pets n'est véritablement pas digne de porter la pelisse et le dolman, grogna-t'il.

  - Que voulez-vous, mes amis, soupira l'Italien, c'est vrai, je porte mon sabre comme une breloque à ma taille. J'aime la pénombre des alcôves, l'odeur des draps froissés au petit matin, le parfum de Vénus ... Je ne suis pas un saint mais suis-je le diable pour autant ? Comme tous les séducteurs, je ne donne que ce que l'on attend de moi, jamais moins, jamais plus. Beau Geste, lui, est un vrai soldat.

   Celui-ci haussa les épaules.

   - Vous souvenez-vous des paroles d'Ulysse rentrant à Ithaque et se confiant à son porcher ? Ce que j'aimais, c'étaient les vaisseaux, les flèches, les javelots polis. Tous les outils de mort qui font trembler les autres étaient ma joie. Les dieux m'en emplissaient le cœur. Voici ma vie.

   Le silence retomba. On sortit sans se presser les dernières provisions : une boule de pain, un gros morceau de lard, quelques pommes de terre et un pâté de lièvre qui fleurait bon les herbes et le soleil.

   - Dire qu’une accorte hôtesse pourrait être en train de s’empresser autour de nous pour remplir nos gobelets tandis qu’une fricassée de poulets ou un cochon de lait rôtirait pour nous et qu’une femme de chambre chaufferait nos draps, se lamenta Della Rocca.

   - Vous n’êtes qu’un ventre et vous buvez comme une éponge, rétorqua Beau Geste. Le hussard est un guerrier, il a son sabre pour tout compagnon et la gloire comme seul objectif.

 

**

*

   - Savez-vous que les Anglais sont très réservés dans ce qui touche aux frottements des épidermes des hommes avec les femmes, voire des hommes entre eux ? Il n’y a guère plus d’un siècle, la tomate était encore interdite par les puritains anglais pour cause d’immoralité car on prétendait qu’elle avait des vertus aphrodisiaques. ?

   Beau Geste s’interrompit et fronça les sourcils.

   - J’en ai pour ma part avalé un certain nombre dans ma vie sans jamais remarquer le plus petit signe du ciel mais enfin... Bref, mes enfants, vous comprenez que la lady qui m’accueillait avec une robe à gratter le cul et tout un passé de tomates interdites était quelque peu ... comment dire ... coincée.

   - Un peu comme le pont-levis d’une forteresse, hasarda Della Rocca.

   - C’est ça ! hurla Beau Geste ravi. C’est ça ! La robe de cette dame est un pont-levis qui peut s’abaisser, disait une voix en moi. Et aussitôt, une autre voix lui répondait :   " il restera clôt pour vous, animal ! Arrêtez-donc de tout vouloir mettre au levain ! Il faut laisser les femmes comme les portes : dans l’état où on les trouve ! Et moi, je vous dis que celle-ci est fermée. " C’était la voix de l'espérance et celle de la raison. " Et moi, je soutiens que c’est une femme qui s’ouvre facilement", insistait la seconde voix, celle de l’espérance.

 

**

*

   La route, encore longue, traversait une immense forêt avant d'arriver à la Bérézina. La nuit vint vers seize heures, comme tous les jours. Une lune pâle nimbait d'un halo triste le paysage désolé d'arbres courbés comme des vieillards sous le poids de la neige. Il n'y avait plus de régiment, tout juste des corps d'armée. Celui de Ney restait soudé par la force d'âme sans égale de son chef. Dans l'obscurité, on entendait crier :

   - 1er corps ?

   - 3ème corps par ici !

   - Garde Impériale ! Garde impériale !

   Mais beaucoup de soldats n'avaient même plus la force de répondre. Jusqu'à présent, j'étais resté à la hauteur de Beau Geste et de Della Rocca qui, soucieux de mon état, m'escortaient et portaient mon sac à tour de rôle. Beau Geste ayant du se porter en avant du corps, Dell'Ava Santini avait prit sa place et me tenait le bras lorsque je trébuchai.

   Je savais qu'il ne fallait pas s'arrêter de marcher sous la pâle clarté de la lueur boréale. Je marchai donc en dormant, parfois je me réveillai en sursaut lorsqu'on me bousculait. Ainsi passèrent les heures et les jours. Soudain, lorsque je rouvris les yeux, j'étais seul. La route devant moi, jusqu'à là jonchée de casques, de fusils, des restes de voitures et de coffres défoncés se révélait maintenant étrangement vide. Quelques shakos, une carnassière vide et c'était tout, comme si j'avais pris pendant mon sommeil une route parallèle, hors du temps. Au bout de quelques minutes, je vis un grenadier-vélite trébucher devant moi. Je pressai le pas pour le rejoindre.

   - Camarade ! Où sommes-nous ?

   Il s'arrêta et se retourna longuement. Ses lèvres crevassées étaient barbouillées de rouge, sa moustache glacée avait été coupée en deux.

   - Où nous sommes ?! Mais tu es dans le pays du diable, camarade, car l'enfer ici est partout. Partout !

   Et il éclata d'un rire fou qui me poursuivit longtemps lorsque je l'abandonnai derrière moi. La route était comme d'habitude bordée de sapins, de bouleaux mais ceux-ci semblaient nimbés d'une lune subtilement différente de celle qui existait auparavant. Un instant la pensée que j'étais mort me traversa. J'étais alors passé sans m'en rendre compte dans un autre monde, tout aussi froid et cruel que le premier. Peut-être après tout le grenadier vélite avait-il raison : sans le savoir nous étions passés en enfer et, comble de l'absurdité, nous allions poursuivre cette retraite effroyable toute l'éternité.

 


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