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Celui qui noircissait des pages (ou le prix à payer pour rêver deux fois).

Publié le 14 décembre 2010 par Routedenuit

Celui qui noircissait des pages (ou le prix à payer pour rêver deux fois).

Huit heures du matin, Paul était comme d’habitude assis au premier rang de cet immense amphithéâtre. Même si il n’avait pas bien dormi, il avait quand même trouvé le courage de se lever, de replier son canapé-lit, de prendre une douche, puis le métro. En faisant bien attention de ne pas rater sa station. Il n’aurait manqué ce cours pour rien au monde. Paul était inscrit en maîtrise de philosophie dans une grande université et ce cours était celui du Professeur Hébert, que l’on s’arrachait partout en Europe depuis plus de quinze ans.

Paul avait décidé d’intégrer ce cursus après avoir lu le deuxième livre du Professeur quand il était en Terminale, celui qui parlait de la folie et de la conscience. À l’époque, il n’aimait pas vraiment les livres mais l’écriture de Didier Hébert l’avait touché. Peut-être parce que le Professeur ne parlait pas de concepts mais plutôt d’expériences, d’anecdotes et d’images. Peut-être parce que sa réflexion était facilement transposable et qu’il usait de la métaphore d’une main de maître. Ses mots n’étaient pas comme les autres. Ils étaient simples et accessibles. Et puis c’était le premier livre que Paul comprenait vraiment, qu’il avait réussi à faire sien. On ne lui avait pas raconté d’histoires, sinon la sienne. Et puis lire pour comprendre le monde, l’idée lui plaisait bien. Alors il s’était dit que les trois premières années de fac ne seraient pas un problème si il avait la chance pouvoir rencontrer Didier Hébert.

Or, Paul n’était pas comme les autres. Il avait appris à parler très tôt mais ses phrases n’avaient vraiment été cohérentes que vers l’âge de sept ans. Il lui arrivait même encore aujourd’hui d’avoir des problèmes d’élocution qu’il gérait plus ou moins bien selon le moment de la journée. Petit, il s’endormait souvent en classe ou pendant les repas, au point que les médecins ont même pensé pendant un temps qu’il faisait une très lourde dépression. Et puis il y a dix ans en rentrant de l’école, Paul s’est endormi au milieu d’un passage piéton. Littéralement.

Alors pompiers. Hôpital. Médecins. Examens. Electro-encéphalogramme. Puis diagnostic.

Puis narcolepsie – ou la maladie du sommeil comme lui avait expliqué le médecin. Il lui faudrait prendre un traitement, suivre une thérapie comportementale, apprendre à ne pas basculer. La mine du docteur était grave mais ce jour-là, tout était devenu plus clair. Paul savait enfin pourquoi il rangeait souvent la télécommande de la télévision dans le réfrigérateur. Il comprenait enfin pourquoi les lignes du métro parisien lui paraissaient si courtes, pourquoi c’était si difficile de s’endormir le soir, pourquoi il entendait souvent des voix le matin au moment de se réveiller. Toutes ces réponses étaient cachées derrière une lourde porte dont on venait de lui donner les clés. Alors non, les trois premières années de fac ne seraient peut-être pas un problème si l’administration de l’université acceptait d’aménager ses horaires pendant les évaluations et si son traitement fonctionnait convenablement. Même si on lui avait bien dit à l’hôpital que ce serait compliqué de mener des études longues, et qu’il valait peut-être mieux envisager l’avenir dans des structures qui lui permettraient de réguler son temps de travail, Paul n’avait pu s’empêcher de penser en grandissant que quelque chose d’autre était possible. Il avait même mis en place de petits stratagèmes pour enrayer la maladie. Paul avait donc pris l’habitude de noter tout ce à quoi il pensait sur des cahiers, des post-its. Il avait tapissé sa chambre de tableaux blancs. D’autre part, il connaissait par cœur les horaires de métro, ce qui lui permettait de calculer l’heure à laquelle il était susceptible d’atteindre la bonne station. À l’occasion, il programmait même un petit réveil  de poche pour les rendez-vous importants, histoire de ne pas rater l’arrêt. Le chemin était donc tracé. Personne ne l’empêcherait de suivre cette voie. Il paierait le prix de son rêve en travaillant des heures, mais c’était un choix irrévocable.

Ce matin, c’était le troisième cours du Professeur. Paul s’était levé difficilement, il avait pris le métro pour arriver à l’heure, puis s’était installé au premier rang de l’amphithéâtre pour ne rien manquer.

Il était huit heures cinq. Et quand Didier Hébert commença à introduire son allocution sur Nietzsche, Paul s’est endormi.

« I’ve read this letter for the hundredth time today
I’ve rearranged, analyzed the words
Tried to find something between the lines that wasn’t there
At least now I can see through these worn out lines and torn up pages,
Don’t know how I’ll fall asleep tonight »

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