Lu dans la presse:Adieu, Wallander !

Publié le 15 décembre 2010 par Lauravanelcoytte

Mais comment l'envoyer ad patres? Il y avait la pression des éditeurs, le poids des 34 millions d'exemplaires vendus dans le monde (dont 3 millions en France), qui faisaient de lui l'un des plus importants exportateurs suédois après Ikea. Et ces lecteurs insatiables qui, au moindre relâchement, lui réclamaient la suite des aventures de ce flic patibulaire et diabétique. Et ces passants qui l'apostrophaient pour lui demander pour qui votait Wallander, social-démocrate ou conservateur ? L'écrivain avait beau leur répéter que Kurt n'existait pas, ils n'en démordaient pas. Kurt, pour tous, était bel et bien vivant. Comme le commissaire Maigret, de Simenon. Incontournable rançon de la gloire : les mythes finissent par déborder sur le réel. Et peuvent submerger leur auteur. II fallait donc en finir et peaufiner la mise à mort.

Confortablement installé dans les salons de l'hôtel Lutetia à Paris, Mankell savoure sa délivrance. « Je n'ai pas une affection débordante pour mon héros, lâche-t-il, d'un ton las. Wallander n'a jamais voté, contrairement à moi, qui ai toujours participé aux scrutins de mon pays. Nous avons trois points communs : le même âge, l'amour de l'opéra italien et le fait que nous travaillons beaucoup. Et puis il a très mauvais caractère. Si ce personnage existait réellement, je ne crois pas que nous aurions été amis. Il a un rapport conflictuel et compliqué avec les femmes, il se nourrit mal, il boit beaucoup trop, il est dépressif, ce qui n'est pas mon cas. » Le divorce a donc été consommé dans «l'Homme inquiet».

Pour tuer son héros, il en fait un grand-père acariâtre, porté sur la bouteille, atteint de la maladie d'Alzheimer, qui enquête sur une vieille affaire d'espionnage datant de la guerre froide. Comme toujours, Mankell use de la mécanique bien huilée du polar pour nous faire pénétrer dans les coulisses de la guerre sous-marine entre Washington et Moscou. Il nous offre un manuel de géostratégie d'avant la diplomatie multipolaire. Avec, aux manettes, un Wallander bougon, dont la seule raison de vivre est sa petite-fille Klara. Pour le reste, il est égal à lui-même, désespéré et crépusculaire. Pied de nez de Mankell : il nous prépare à faire le deuil de notre héros. A chaque page, on sent bien que la mémoire du flic en pré retraite va disparaître dans les profondeurs de l'hiver et que ce brave Kurt oubliera de faire sa piqûre d'insuline. La suite est suggérée, inéluctable. Clap de fin. Bye, bye Kurt.
 

«J'ai 62 ans, dit Mankell. Je vieillis, et j'ai des choses urgentes à faire. Des romans, mais aussi des actions plus importantes encore que la littérature.» Il le dit en vous regardant droit dans les yeux au cas où vous n'auriez pas saisi. Oui, la littérature n'est plus toute sa vie. Le réel l'a rattrapé, un jour, en Afrique. Un continent qu'il a découvert à 19 ans, et qu'il n'a plus jamais quitté. Depuis, il vit entre la Suède et le Mozambique, où il dirige une troupe de théâtre, Teatro Avenida, à Maputo. « Un pied dans la glace, un pied dans le sable », ironise-t-il.

Cette double vie lui a permis de mesurer l'incroyable luxe dans lequel vivent les Européens, enfants gâtés d'une civilisation aux abois, mais aussi de découvrir l'exceptionnel gisement humain de l'Afrique :

«Le modèle suédois, vu de l'Afrique de l'Est, est un éden qui relève presque du miracle. En m'en éloignant, j'ai compris combien nous avions eu de la chance. Le système social-démocrate suédois, tel que nous l'avons connu, reposait sur l'essor économique d'après-guerre. On a oublié que la Suède fut épargnée durant le conflit. Notre appareil industriel n'avait subi aucun dommage. L'Europe avait besoin de pièces détachées fabriquées chez nous. Aujourd'hui, comme dans toute l'Europe, la mondialisation fragilise ce modèle. Nous aussi, on cherche des boucs émissaires. Les récentes élections législatives en Suède sonnent comme un signal d'alarme. La montée de l'extrême-droite n'est pas un petit phénomène. Si les gens ne comprennent pas qu'ils sont impliqués dans un jeu planétaire, alors le repli sur soi va se poursuivre. »

Comment freiner cette dangereuse mécanique? Depuis plusieurs années, Henning Mankell consacre une grande partie de sa vie à la publication d'auteurs du tiers-monde, africains, asiatiques, à travers la maison d'édition qu'il a créée, Leopard Förlag, qui gère ses propres droits d'auteur et les réinvestit dans les « talents émergents ». Autre mission d'extrême urgence pour le « tropical writer» venu du froid, soutenir l'association humanitaire Memory Books :  

« Il y a plusieurs années, j'ai vécu un moment très important dans ma vie. Je visitais un village dans les environs de Kampala, en Ouganda. Dans ce village, il n'y avait plus que des enfants et des vieillards. Le sida avait décimé le reste de la population. Tous ces gosses étaient orphelins. Ils étaient sans parents, sans mémoire, car personne ne leur avait transmis une miette de l'histoire de leurs géniteurs. J'ai alors rencontré une gamine de 10 ans, Aïda. Elle venait de perdre sa mère. Au bout d'un moment, elle m'a glissé dans la main un bout de papier dont elle était très fière. Dans ce petit livre improvisé, il y avait seulement un papillon bleu écrasé. Elle rayonnait en me disant que sa mère vivante adorait les papillons bleus. Ce «livre» était toute sa vie. J'étais bouleversé. Il est devenu aussi toute la mienne. Aïda venait de donner un sens à mon métier d'écrivain.»

Est-ce parce que sa propre mère l'a abandonné peu de temps après sa naissance, en 1948, quelque part dans les brumes du Grand Nord, et qu'il ne sait rien d'elle, ou si peu ? Henning Mankell l'orphelin n'a jamais oublié ce papillon bleu d'Ouganda. Lui qui fut élevé par son père magistrat et qui prit goût à l'écriture grâce à sa grand-mère paternelle, dès l'âge de 6 ans, part alors à la rencontre de parents « condamnés à mort » par le virus, afin qu'ils laissent une trace écrite à leurs progénitures. Les mots en héritage. Un legs lexical avant le dernier souffle. « C'est épouvantablement douloureux de fabriquer ces petits livres qui peuvent être faits avec des dessins, des signes, des objets ou de toute autre chose, avoue-t-il. Mais c'est indispensable. On ne peut pas se reconstruire sans trace. Ces petits livres me sont aussi utiles que les angoisses de Kurt Wallander l'Européen. On sait tout de la façon dont les Africains meurent, mais rien de la façon dont ils vivent.»

A sa manière, Mankell, l'immigré suédois sur le continent noir, aide à reconstruire l'avenir. «Même les plus pauvres se nourrissent d'imaginaire.» L'auteur de best-sellers raconte l'histoire de ce gamin africain qui, pour conserver sa dignité, s'est dessiné des chaussures sur ses pieds nus. Tel un missionnaire, le père de Kurt Wallander revendique la posture de «l'homme de Bien».

«Dans mon dernier thriller, au crépuscule de sa vie, le héros s'interroge. Il fait le bilan. Moi aussi, je m'interroge sur ce que j'ai fait de bien dans mon existence. Peut-être avoir pris quelques minutes de mon temps pour réconforter un être malheureux sans rien attendre en retour. Je crois que le Bien commence par ce genre d'action.»

Il ajoute qu'aujourd'hui Aïda a 17 ans, qu'elle vend des oeufs sur le marché de son village et qu'elle est heureuse à cause d'un simple petit livre.

Il se souvient qu'au même âge, au milieu des années 1960, il avait quitté la Suède pour venir vivre à Paris, «la ville où l'on devient écrivain». L'arrivée gare du Nord, un jour de janvier. Le froid saisissant. La peur de l'inconnu. Et cette vague ambition de suivre les traces de Hemingway. Il travaille à Belleville dans un atelier de réparation de clarinettes, puis dans un champ de courses où il est chargé de l'entretien des chevaux :  

«Je n'y connaissais rien. J'en avais même peur. J'étais très mal payé, mais je croyais en mon destin d'écrivain. Grâce à ces petits boulots, je survivais et pouvais payer mon loyer de la rue de Cadix, près de la porte de Versailles. C'était au numéro 2, pas loin de la rue de Vaugirard. J'écrivais la nuit un journal de bord que je n'ai jamais publié. Je l'ai conservé. Peut-être un jour en ferai-je quelque chose... C'était comme un atelier d'écriture pour moi, avec ses faiblesses, ses hésitations, mais, avec le recul, on peut y voir déjà le sens de mes choix littéraires. »

Peut-être un jour reviendra-t-il à Paris revisiter ce passé heureux où il avait comme maîtres Shakespeare, Dostoïevski, Conrad et les grands classiques grecs. «"Médée", de Sénèque, est un thriller terriblement moderne, lâche-t-il. Une femme qui assassine ses propres enfants par jalousie, la chair de sa chair. Vous connaissez beaucoup d'histoires aussi fortes ?»

S.R.

« L'Homme inquiet. La dernière enquête de Wallander », par Henning Mankell
traduit du suédois par Anna Gibson, Seuil Policiers, 556 p., 22 euros

 

=> Interview : Ce qui me révolte, par Henning Mankell

 

=> ObsVideo: Les 3 livres qu'emporterait Henning Mankell sur une île déserte

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Source : le Nouvel Observateur du 21 octobre 2010