Patrice de La Tour du Pin | Légende | L'auberge

Publié le 16 décembre 2010 par Angèle Paoli
«  Poésie d'un jour

                                            LÉGENDE

Va dire à ma chère Île, là-bas, tout là-bas,
Près de cet obscur marais de Foulc, dans la lande,
Que je viendrai vers elle ce soir, qu’elle attende,
Qu’au lever de la lune elle entendra mon pas.

Tu la trouveras baignant ses pieds sous les rouches,
Les cheveux dénoués, les yeux clos à demi,
Et naïve, tenant une main sur sa bouche
Pour ne pas réveiller les oiseaux endormis.

Car les marais sont tout embués de légende,
Comme le ciel que l’on découvre dans ses yeux,
Quand ils boivent la bonne lune sur la lande
Ou les vents tristes qui dévalent des Hauts-Lieux.

Dis-lui que j’ai passé des aubes merveilleuses
À guetter les oiseaux qui revenaient du Nord,
Si près d’elle, étendue à mes pieds et frileuse
Comme une petite sauvagine qui dort.

Dis-lui que nous voici vers la fin de septembre,
Que les hivers sont durs dans ces pays perdus,
Que devant la croisée ouverte de ma chambre,
De grands fouillis de fleurs sont toujours répandus.

Annonce-moi comme un prophète, comme un prince,
Comme le fils d’un roi d’au-delà de la mer ;
Dis-lui que les parfums inondent mes provinces
Et que les Hauts-Pays ne souffrent pas l’hiver.

Dis-lui que les balcons ici seront fleuris,
Qu’elle se baignera dans des étangs sans fièvre,
Mais que je voudrais voir dans ses yeux assombris
Le sauvage secret qui se meurt sur ses lèvres,

L’énigme d’un regard de pure connaissance
Et qui brille parfois du fascinant éclair
Des grands initiés aux jeux de connaissance
Et des coureurs du large, sous les cieux déserts…

Patrice de La Tour du Pin, Cinquième Livre, La Quête de Joie [1933], in Poèmes choisis, Gallimard, Collection blanche, 2010, pp. 77-78. Édition présentée par Claude Arnaud, Emmanuel de Calan et Jean-Matthieu de L’Épinois.

                                            L’AUBERGE

Il était de passage, il le savait déjà,
Dans le temps qui passait pour tenir ce qui passe,
Mais qu’a-t-on jamais pu saisir qui ne passât ?
Tout ce qu’il contemplait n’était pas à l’espace,
Et pourtant devant lui, tout l’espace était là.

Le lit de l’Éternel remplissait l’éphémère,
Sans cesse y demeurant sans jamais s’arrêter,
Il l’atteignait enfin, et voyait, projeté
De ce contre-courant fatal de la lumière,
Le jour du Sanctuaire où le Saint habitait.

Tant qu’il ne serait pas chargé d’intolérable,
Ni réduit au balbutiement de la douleur,
Pourrait-il sur le bord du cours inépuisable
Bâtir l’auberge qu’il rêvait, offrir sa table
Aux voyageurs perdus dans le vague et la peur ?

Tenir toute raison de ce jour de la grâce
Pour fonder sa maison sur des sables tremblants,
Mais affermis, scellés par l’Éternel qui passe ;
Et puis quand ce sera son heure, doucement
S’abîmer dans le même Éternel, sans angoisse…

Patrice de La Tour du Pin, Troisième jeu, Petit théâtre crépusculaire [1964], in Poèmes choisis, id., pp. 166-167.




Note d'AP : cette anthologie (Patrice de La Tour du Pin, Poèmes choisis) vient d'être publiée dans la Collection blanche des éditions Gallimard à l'occasion du centième anniversaire de la naissance (16 mars 1911) de Patrice de La Tour du Pin.



■ Voir aussi ▼

→ (sur books.google.fr) Patrice de La Tour du Pin, La Quête de Joie au cœur d'Une somme de poésie, Genève, Droz, 2005. Actes d'un colloque au Collège de France, 25-26 septembre 2003. Textes réunis par Isabelle Renaud-Chamska
le site de la Société des Amis de Patrice de La Tour du Pin




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