Françoise Clédat | La nuit de l’ange

Publié le 17 décembre 2010 par Angèle Paoli
Françoise Clédat, L’Ange Hypnovel,
Dernier Télégramme, 2010.




Photographies de Rossella Bellusci
Source


LA NUIT DE L’ANGE

  Dernier Télégramme de l’amante à son amant, L’Ange Hypnovel surprend, dérange, émeut, bouleverse. À quelle nouvelle race d’ange cet ange-là appartient-il ? Quelle révélation l’Ange Hypnovel cache-t-il sous les ailes du sommeil ? À quelle Apocalypse rattacher celui dont le nom donne son titre au dernier poème de Françoise Clédat ? Car c’est un poème que Françoise Clédat nous invite à découvrir !
  Un poème d’une étrange facture, qui s’affirme en tant que tel à la dernière page de ce petit opus pour se nier tout aussitôt et se définir en négatif, en jouant à cloche-pied sur une parodie à la façon de René Magritte :

« Ceci est un poème
n’est pas un poème
»

  Définitions tout aussitôt complétées par les deux suivantes :

« n’est pas un réquisitoire
n’est pas un procès 
».

  Poème ? Réquisitoire ? Procès ? De quel mystère cette triple alliance est-elle porteuse ? Il faut reprendre l’ouvrage dans l’ordre, revenir au tout début de ce libretto de quinze pages pour comprendre dans quel contexte le poème de L’Ange Hypnovel a puisé sa violence hypnotique et sa force de vie.

  Écrite en caractères italiques, la première page de L’Ange Hypnovel se présente comme une lettre dont le destinataire est désigné par un « Cher ami ». Avant même de lire le contenu de la lettre et d’en découvrir le ton, des mots ― inhabituels dans un contexte poétique ― sautent aux yeux, qui se détachent d’un paragraphe à l’autre : « Oxynorm », « Kétamine », « Hypnovel ». Le regard cherche des appuis, sans doute pour se rassurer. Il saisit au passage des chiffres, 16 et 17. Une initiale. C. Ce qu’il reste d’un nom et d’un être : monsieur C. Suit un autre paragraphe, détaché du précédent par un titre aux sonorités que l’on voudrait voir appartenir aux généalogies bibliques : Hypnovel midazolam. L’ange biblique disparaît pour laisser la place à une notice médicale explicative. On découvre alors la définition du produit au nom curieux, le midazolam. Agent sédatif puissant. Il accompagne Hypnovel. Les mots continuent de danser comme lorsque les lettres se brouillent dans l’espace mental. Certains reviennent qui forment famille. Sédatif, sédation. Somnolent. Ces trois-là font écho à l’ange du sommeil. Hypnovel ! D’autres groupes nominaux reviennent soudain, que l’on s’obstinait à ne pas voir. « Service d’accompagnement », « soins palliatifs ». La lettre qui suit décrit avec précision les circonstances du décès de monsieur C. Elle conclut : « Il s’est éteint paisiblement dans la soirée du 17 dans les bras de son épouse ».

  Le poème peut commencer.

  Le poème de celle que le corps médical a défini comme l’épouse du défunt prend corps dans la négation du corps et le revers des mots. Prenant les mots à bras-le-corps, le poème énonce, dans une sorte de lallation obsédante, ce sur quoi le monde médical fait silence ; et dénonce, par sa volonté à dire, ce que la bienséance impose d’attitude et de langage convenus.
  L’épouse, qui prend conscience du statut restrictif qui lui est accordé, prend conscience dans le même temps de tout ce qui lui est refusé par surcroît.
  Confier à l’écriture tout ce qui ne fut pas, cette nuit-là, ce qui n’advint pas la nuit de la mort de l’époux, est ce qui lui reste de liberté à dire. « Je veux parler », écrit-elle à plusieurs reprises, de ce qui ne fut pas « dans la nuit de sa mort ».

« je veux parler
de leur pas corps dans corps pas corps à corps pas corps
enlacés pas corps embrassés mais corps à côté corps près,
tout près allongés tout près l’un de l’autre à se toucher, pas
l’un sur l’autre, pas l’un dans l’autre je veux parler 
»

  Comment donner forme à l’indicible, comment mesurer la douleur de celui qui souffre, comment dire le désir de l’amour dans la mort ? Face à l’évidence qu’aucune vérité ne parviendra à dire ce que fut la réalité de cette nuit-là, il ne reste à l’épouse-amante qu’à tenter de « faire écrit poétique » de « l’étreinte interdite ». Il y a volonté à dire ce vécu-là qui se déroule dans l’anonymat d’une nuit d’hôpital et dans l’intimité physique douloureuse de l’être aimé, alors même que cette intimité ne peut plus être, ne peut même plus être pensée comme légitime à être. Il y a nécessité de trouver les mots pour dire ce qui fut ou ne fut pas de la présence corporelle d’elle à lui, de l’une à l’autre. De la vivante au mourant. Et les mots ne peuvent être que les mots du corps de la femme. Corps amoureux, enveloppant, qui n’a pu donner corps à la dernière étreinte :

« je n’ai pas été mon corps ses grandes lèvres comme des ailes
je n’ai
pas été mon corps t’envelopper je n’ai pas de mes grandes
ailes
»

  Ce qui se dit aussi de cette dernière nuit, c’est le désarroi de l’amante-épouse face à son absence, à son manquement à l’autre. Trompée par sa confiance en l’ange Hypnovel, l’amante n’a pas vu, n’a pas su, que cette nuit-là était la dernière nuit de l’époux. La nuit de l’ange de sa mort. Un désarroi ― mais aussi un reproche ― qui s’exprime par le retour des mots sur eux-mêmes. Comme si, en répétant les mêmes mots, dans un ordre puis dans l’ordre inverse, l’amante cherchait, dans une sorte de formulation magique, à exorciser l’absurde d’une situation qui échappe à la compréhension.

« je n’ai pas vu venir la nuit de ta mort elle est venue
je n’ai pas vu
qu’elle était
la nuit de ta mort

je ne t’ai pas bercé je n’ai pas été mes bras les bras berçants
de ta mort
 »

ou encore

« je n’ai pas mon corps l’ange de ta mort
avoir été

je n’ai pas mon corps ta mort l’avoir été
 »

  Dans sa volonté à dire, à énoncer ce que la société dérobe sous les seuls mots admis et reconnus, ou sous les non-dits de la censure, l’amante se lance dans une méditation (qu’elle nomme aussi « essai ») sur « l’étreinte interdite ». Dans de longues phrases amples, d’un seul souffle, l’amante énonce les peurs qu’elle découvre dans la proximité du mourant. Peur de celle qui, dans l’intimité du corps martyrisé de l’homme aimé, à travers son « petit enfant sexe », appréhende, imprévisible, le caractère incestueux de son désir. Dans un soudain assaut de révolte, bousculant les valeurs du « faux respect » imposé par l’univers médical, l’amante s’insurge et force « irrespectueusement » règles et usages. Scandé par la répétition de l’adverbe « irrespectueusement », ce passage de la méditation atteint son acmé dans l’évocation de la toilette. Évocation toute de tendresse ― gestes et regards ― où la douceur ― progressivement ― l’emporte sur la violence antérieure liée à l’irrespect. C’est cette douceur-là que l’amante veut retenir dans son regard en même temps que les ultimes variations liées à cet instant. D’une puissance émotionnelle intense, ce moment de la méditation s’achève sur l’affirmation d’une vérité qui tient sa force du paradoxe énoncé :

« nulle autre mort ne confronte à ce point au désir que la mort de l’amant nulle autre mort à ce point ne relie directement au sexe »,

force première contrebalancée par l’expression de l’exception :

« sauf la mort du petit enfant qui en est sorti et qu’on voudrait pouvoir y reprendre ».

  Dans la suite de la méditation, l’amante revendique le droit pour toutes les amantes d’accueillir « l’enfantin mourir des mourants ».

« Laissons les mourants être des enfants dans les dernières heures de leur vie accueillons-les dans la douce ouverture de notre corps de vivante dans la douce amoureuse ouverture accueillons le mourir »

  Au-delà de cette injonction terrible, la méditation se poursuit, troublante et bouleversante, qui revient sur les rouages du passé. « D’aveugle amour aveuglée », sur le seuil où elle a failli, l’amante réaffirme la conviction de son amour.

« Éperdument, jusque dans la mort, la vie contre la mort ».

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli



■ Françoise Clédat
sur Terres de femmes

L’Ange Hypnovel (extrait)
L’Adresse de Françoise Clédat | Portrait d’Iseut en survivante [note de lecture de Marie Fabre]
→ Quoi de toi mort quand mort ? (extrait de L'Adresse)
Une baie au loin (Turnermonpère) [note de lecture d’Angèle Paoli]
→ (maintenant je git) [extrait d’Une baie au loin]
EtnaXios, autour de l'oiseau-fauve-vautour de Françoise Clédat (note de lecture d'Angèle Paoli)
→ (où le chant sans l’organe) (extrait de EtnaXios + notice bio-bibliographique)
→ (dans la galerie Visages de femmes) le Portrait de Françoise Clédat (+ un extrait de EtnaXios)

■ Voir aussi ▼

→ (sur Sitaudis.fr) le texte intégral de L'Ange Hypnovel (pdf)



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